Bonjour à tous,
Voici un article très intéressant sur la situation à Cuba «Critiquer n’est pas contre-révolutionnaire » dans le quotidien suisse Le Courrier. Il s’agit d’un entretien avec un musicien de chansons à texte, Inti Santana, qui vit toujours à Cuba et touche un salaire de l’Etat (qui ne lui suffit qu’une semaine pour vivre). Il raconte la répression subie par ceux qui osent critiquer la dictature et explique que la Révolution est devenue un monastère qui a substitué une religion par une autre : “La triade Dieu, l’Eglise catholique et le Messie a été remplacée par la Révolution, le parti et Fidel”.
Bonne lecture et bon we !
«Critiquer n’est pas contre-révolutionnaire»
A Cuba, c’est l’exclusion qui attend les artistes critiques du régime, assure Inti Santana, un musicien phare de la nouvelle génération de la chanson à textes, lors de son passage à Genève.
JEUDI 15 JUIN 2023 CHRISTOPHE KOESSLER
Se produire en concert à Cuba devient de plus en plus difficile pour Inti Santana. DR
Entre le durcissement de l’embargo étasunien, les conséquences de la pandémie de Covid-19, la pénurie de carburant et des réformes économiques qui peinent à porter leurs fruits, Cuba vit une nouvelle période particulièrement difficile.
Pas d’ouverture non plus sur le plan politique avec la réélection par le parlement, après un premier mandat de cinq ans, du président Miguel Diaz-Canel le 19 avril dernier et la répression qui continue à s’abattre sur nombre de voix dissidentes.
Les critiques du régime ont toutefois pris de l’ampleur avec l’avènement des réseaux sociaux. Et de plus en plus en plus de personnalités osent élever le ton. C’est le cas d’Inti Santana, musicien, auteur et interprète de gauche très connu et respecté de la scène artistique de l’île, qui n’hésite plus désormais à s’exprimer ouvertement.
En tournée européenne, il était, seul avec sa guitare, en concert à la librairie latino-américaine Albatros de Genève vendredi dernier. Primé à Cuba en 2014 pour son disque Mundo Paripé, nommé meilleur album de trova (chanson à textes) par le prestigieux Cubadisco Awards, Inti Santana influence depuis la nouvelle génération avec son mélange particulier de trova et de rythmes populaires. Le Courrier l’a interviewé avant son retour à la Havane.
Qu’est-ce qui fait la beauté d’être musicien à Cuba ?
Inti Santana: Nous avons une tradition musicale extrêmement forte et variée. Pour tous ceux qui ont vocation à créer de la musique, c’est un privilège de vivre dans l’île. Quel que soit ton style, il y a une richesse et une diversité énorme dans laquelle puiser, mélanger, pour créer un art unique au monde. Cette richesse mélodique et rythmique provient d’un métissage particulier entre musiques européennes et africaines de différents horizons. J’y vois un énorme terrain fertile à cultiver. Une grande partie de la population ignore encore de nombreux rythmes, ceux qui viennent des quartiers populaires, marginalisés, et il y a largement de quoi s’en inspirer pour créer.
Une partie des musiciens cubains, comme vous, sont reconnus par l’Etat et reçoivent un salaire de base, qu’ils doivent compléter avec les revenus qu’ils tirent des concerts. Est-ce un bon système?
L’avantage est qu’un artiste peut se dédier à un type de musique qui n’est pas favorisé par le marché. Mais tous les musiciens n’ont pas accès à ce revenu, en particulier les nouveaux venus dans le domaine. Quand j’ai débuté, il y avait davantage de possibilités d’être reconnu et accepté par une entreprise publique, qui te donne accès à ce salaire. Depuis que des restaurants et bars privés ont été autorisés à ouvrir à partir de 2007 – et que les musiciens peuvent y jouer et être payés pour leurs concerts particuliers –, l’Etat s’est en grande partie déchargé de ses responsabilités. Aujourd’hui, la capacité des institutions culturelles à accueillir de nouveaux projets artistiques a diminué drastiquement.
Pouvez-vous vraiment vous en sortir financièrement?
Non, ce n’est pas suffisant. Avec l’inflation qui a explosé trois mois seulement après les réformes monétaires et salariales de 2021, le revenu que je reçois ne me permet de me nourrir que pendant une semaine. Je devrais pouvoir m’en sortir en donnant des concerts gérés par les entités publiques, mais ce n’est plus possible car elles sont minées par le clientélisme et la corruption.
L’accès aux espaces publics où les musiciens critiques pouvaient se produire a été fortement restreint. Festivals, salles de concerts, salon du livre, etc. bénéficient principalement à un groupe limité de musiciens aux vues proches de celles du gouvernement. L’entreprise publique à laquelle je suis affilié ne m’a pas proposé de concerts payés durant plus de douze ans en dépit du succès de mon disque en 2014, alors que c’est son devoir de le faire!
Les restaurants et bars où les musiciens se produisent sont-ils eux exempts de censure?
Bien sûr que non. Tant dans le secteur public que privé. Pour ne prendre qu’un exemple, je m’occupais entre 2013 et 2015 de la programmation d’un restaurant-bar public à Trinidad, ville très touristique, où nous avons ouvert un espace différent, alternatif, pour la chanson d’auteur cubaine. Je m’y produisais aussi et nous avons créé un large public.
Un jour, le gérant de l’entreprise chargé de me programmer m’a convoqué pour me dire qu’il y avait eu des plaintes car je chantais une chanson à contenu «politique». C’est une chanson qui raconte que les ouvriers cubains – ceux au nom de qui on a fait la révolution – chargés de construire les hôtels ne reçoivent pas un salaire suffisant pour vivre de la part de l’Etat. En conséquence, il y a des vols de sacs de ciment et les travaux n’avancent pas. Le gouvernement a alors accepté une proposition de ses partenaires privés de faire venir des ouvriers indiens pour terminer les travaux. Ma chanson avait du succès. Je n’ai plus jamais été reprogrammé dans ce bar.
Les grandes manifestations de juillet 2021 ont dénoncé cet autoritarisme. Assiste-t-on à un phénomène nouveau?
Cela a été le point culminant de ce qui se passe ces dernières années à Cuba. Avec l’arrivée des réseaux sociaux, de plus en plus de citoyen·nes se sont exprimé·es et ont émis des critiques. Or le pouvoir, qui a monopolisé les médias durant des décennies, n’a pas l’habitude qu’on le remette en cause et ne sait pas comment gérer autrement que par la répression. Le fait de questionner nos dirigeant·es et le bien-fondé de leurs actions suffit à vous faire considéré comme un contre-révolutionnaire. Pourtant, leurs pratiques sont souvent aussi peu éthiques et aussi mensongères que celles de l’opposition cubaine de droite de Miami, dont l’absence de scrupules est connue.
Aviez-vous participé auparavant à d’autres mouvements de protestation?
Oui, le 27 novembre 2020, un rassemblement de nombreux artistes a eu lieu devant le Ministère de la culture pour demander l’abrogation d’un décret par lequel le gouvernement entendait récupérer le contrôle qu’il a perdu sur la production culturelle et artistique dans le privé. Nous protestions aussi parce qu’un jeune activiste du mouvement San Isidro, un groupe d’artistes contestataires, avait été emprisonné.
«A Cuba, on a substitué une religion par une autre» Inti Santana
Les forces de sécurité ont réagi en coupant l’électricité dans la zone de la manifestation et en nous lançant du gaz lacrymogènes. Le ministère a refusé le dialogue, notamment parce que les manifestants avaient proposé dans leur délégation l’artiste et activiste Luis Manuel Otero Alcántara, condamné ensuite à plusieurs années de prison. J’ai vu moi-même plusieurs amis de gauche harcelés par le pouvoir pour avoir écrit des textes critiques. Le professeur de l’université de la Havane Julio Antonio Fernández Estrada a dû s’exiler en 2022.
De nombreux contestataires ont été arrêtés, certains sont en prison, d’autres ont dû fuir…
Oui, la plupart ont été réprimés de la sorte et présentés comme de grands contre-révolutionnaires seulement pour ce qu’ils ont dit, pour avoir qualifié le gouvernement de dictature par exemple. Si tu sors dans la rue avec une pancarte où il est écrit «Socialisme, oui, répression non», tu vas en prison. De nombreuses personnes sont réprimées pour tenir des discours et réclamer les droits que la gauche revendique dans le monde entier, comme celui de la participation politique.
Une de vos chansons parle de tyrannie; j’imagine que vous avez choisi ce mot avec soin…
Une relation de couple peut tourner à la tyrannie. Quand l’un des deux veut contrôler l’autre ou le menace quand il est jaloux… La chanson aborde d’abord le thème de cette manière. Puis, il y a une référence plus directe à la situation politique quand je chante que la Révolution peut devenir une abbaye [un monastère], et des limites que le pouvoir pose à la rébellion. La révolution cubaine a été le produit de la rébellion, mais aujourd’hui il y a un cercle de pouvoir qui définit pour les prochaines générations la dose de rébellion admissible et son objet. Sois rebelle contre l’impérialisme, mais pas contre nos politiques! Quand on violente l’exercice de la démocratie, celle des travailleurs, on devient de droite. Pour moi, l’appareil gouvernemental cubain est de droite.
Le héros national José Martí [dont se réclamait Fidel Castro] disait qu’une société libre se reconnaissait à la possibilité pour ses citoyens de se montrer honnêtes. Aujourd’hui à Cuba, il y a trop de gens qui ne peuvent pas te soutenir le regard. Trop de gens qui ne peuvent dire ce qu’ils font, il y a beaucoup de double morale, trop de mensonges. C’est une société qui a fini par normaliser les mensonges et les tabous.
Que voulez vous dire par «la Révolution peut devenir un monastère»?
A Cuba, on a substitué une religion par une autre. La triade Dieu, l’Eglise catholique et le Messie a été remplacée par la Révolution, le parti et Fidel. Et la répression s’exerce au nom de cette triade.
En Europe, certain·es militant·es de gauche se montrent conciliant·es avec l’autoritarisme du gouvernement cubain en considérant que c’est le prix à payer pour pouvoir maintenir un système de santé et d’éducation de haut niveau face à l’hostilité de Etats-Unis. Les Cubain•es n’ont pas faim non plus. Qu’en pensez-vous?
J’aimerais déjà pouvoir accompagner ces personnes dans un tour de la Havane pour qu’elles voient qu’aujourd’hui les enfants sous-alimentés et les armées d’indigents sur nos bancs publics. Et ce n’est pas que l’effet de l’embargo étatsunien, c’est trop facile! De même, si n’importe quel pauvre d’un coin reculé du pays peut bénéficier d’une greffe de rein, ce même pauvre pourrait bien mourir des suites d’une infection contractée à l’hôpital tellement les conditions d’hygiène y sont parfois déplorables.
Quant à l’éducation, les maîtres·ses d’école sont si mal payé·es qu’ils et elles finissent par délaisser leurs classes et donner des cours privés en dehors.
Je comprends qu’à un moment de son histoire, un contexte d’agression, de guerre, Cuba ait pris des mesures de limitation des libertés pour préserver l’unité du pays. Mais doivent-elles durer une vie entière et au-delà? C’est intenable, il faut reprendre des processus de démocratisation. Une élite ne peut décider pour tout le monde.