Afrique du Sud, dix ans après
Les aventuriers de Port St John's
L'arrivée à Port St John's est un grand moment de mon voyage. Ma patience est
récompensée. Après des heures dans les hautes collines du Transkei, la route
descend soudain vers la Wild Coast en décrivant de nombreuses courbes.
J'arrive à Port St John's, une petite ville, nichée dans une baie, serrée entre
des montagnettes couvertes de végétation tropicale et deux estuaires de rivière
qui se jettent dans la mer. Où suis-je ? Dans un comptoir de roman indonésien
écrit par Joseph Conrad ? Un lieu de survie pour les rescapés d'un naufrage
en mer ? Un petit coin de paradis pour écologistes alternatifs ? Oui,
c'est un peu tout ça à la fois. La beauté naturelle du littoral conjuguée à
la rudesse primitive d'un lieu oublié, le tout combiné avec les formidables
traditions d'accueil des Xhosas.
À l'Outspan Inn, je fais la connaissance de John Costello.
Non ce n'est pas le pizzaïolo local ni le cousin d'Elvis, mais un baron irlandais
dont la famille (une des plus vieilles d'Irlande) est installée depuis six générations
au Transkei. John ressemble à l'acteur Harrison Ford. Jovial, énergique, cet
aventurier bien élevé me tend sa carte de visite. Je lis : « Hunting
& fishing journalist ». John a plein de cordes à son arc :
il exerce le métier d'agent touristique, mais il est aussi guide de randonnée
et de brousse, chasseur, plongeur, pêcheur, marin, écrivain et photographe.
Cela ne l'empêche pas d'être un fervent défenseur de la nature, et, par donquichottisme,
il s'occupe du sauvetage en mer. Il parle couramment le xhosa. Ce « Xhosa
blanc » a une poigne d'acier et un cœur d'or ! « Mes employés
ne travaillent pas pour moi, mais avec moi. ». Il incarne bien l'esprit
de la nouvelle Afrique du Sud.
En fin d'après-midi, je me rends à la cabane de Ben Dekker en
suivant un sentier de terre. Ben Dekker habite dans une cabane en bois accrochée
au flanc d'une falaise qui surplombe la mer. Chez lui, ni eau ni électricité,
aucun téléphone, pas d'ordinateur, encore moins de téléviseur. Il s'éclaire
avec une lampe à pétrole et des bougies. Pour se nourrir, il plonge tous les
jours dans la mer et pêche des poissons. Pour s'occuper, ce conteur d'histoires
écrit des poèmes et des livres. Il a la barbe grise d'un vieux briscard, les
cheveux longs et blancs d'un prophète errant, retenus par un bandeau comme à
l'époque de peace and love. Son regard bleu acier scrute la ligne d'horizon.
Il ressemble à un pirate du XVIIIe siècle, à moins qu'il ne soit
une réincarnation de Robinson Crusoé. Il pourrait être le double du mythique
Hollandais volant (the Flying Dutchman).
Issu d'une grande et riche famille afrikaner (les Van Gulik), cet ancien acteur
sud-africain s'est battu avec ardeur contre le régime d'apartheid. Il a choisi
très tôt un mode de vie alternatif et marginal, opposé aux normes parentales.
Pour l'état civil, il s'appelle Ben Adolf Dekker. Ben pour Benito Mussolini,
Adolf pour Adolf Hitler, car ses parents étaient pro-nazis. Avec un tel héritage,
soit on devient fasciste et fou, soit on prend la fuite, et on reste sain et
libre. C'est la deuxième option que Ben a retenue. Nomade en rupture du monde
sud-africain blanc, il a voyagé et vécu dans plusieurs pays d'Afrique, immergé
dans les cultures noires. Curieux de tout, il a appris 28 dialectes africains
différents. Sa philosophie de vie ? La philosophie africaine, dans ce qu'elle
a de meilleur et de plus humain. Détaché du superflu, Ben vit comme un nouvel
Adam, au fil des saisons et au rythme de la nature, bercé par le ressac de l'océan
Indien. Si Jean-Jacques Rousseau l'avait connu, il lui aurait décerné le titre
de « bon sauvage blanc » ou de « blanc ensauvagé » !
Mais Ben n'est pas un sauvage, ni un misanthrope. Au contraire, s'il aime sa
solitude, il ne se sent jamais seul. Il a plein d'amis qui viennent le voir
dans sa tanière, et des amies. Sa philosophie, c'est quelque chose comme « ni
Dieu, ni maître ». Quand il a soif, le sage sort de sa thébaïde et se rend
au bar de la Lily Lodge, qui lui rend hommage car il s'appelle le Ben's Bar.
C'est là que l'on peut le rencontrer le plus facilement, si aucun rendez-vous
n'a été pris. Ben aime recevoir des visiteurs, mais il ne veut pas être dérangé
pour rien. Si vous lui rendez visite, pensez-y. En partant, je m'arrête justement
au Ben's Bar de la Lily Lodge. Et la bonne fée du voyage se manifeste :
je découvre que la propriétaire de ce petit hôtel s'appelle Mbuyie O'Mahony.
Membre de l'ethnie Pondo, cette Sud-Africaine noire a épousé un médecin blanc
sud-africain d'origine irlandaise. Enfin un beau et rare symbole de la nouvelle
Afrique du Sud multiraciale. « Once a dreams begins, it never ends »,
ça pourrait être une belle chanson.
Texte : Olivier Page
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