Entre Tadjiks et Kazakhs : la " steppe de la faim "

Jizzakh, le 11 avril. Je décide de suivre la route vers le sud-ouest, en direction de Gahallaaral, puis de bifurquer au nord, dès que cela me semblera possible, vers les monts Nurata, pour en traverser l'extrémité est et rejoindre la " steppe de la faim " qui s'étend autour de Jizzakh et se poursuit entre les montagnes et le lac Aydar Kul jusqu'au désert de Kyzyl Kum, à l'Ouest. Un rapide ravitaillement au bazar, et je traverse la ville, lentement, déjà arrêté tous les dix pas par les Ouzbeks, que je sais curieux de tout, et peu habitués, ici, à croiser des Occidentaux. Pour chacun, il faut expliquer mon périple, sortir la carte, et écouter patiemment les indications gracieusement données, mais qui diffèrent à chaque fois de celles données précédemment et qui n'ont rien à voir avec celles que je récolterai plus loin. Les Ouzbeks ont une notion floue de l'espace et des directions. Peut-être due au fait que, pendant des décennies d'occupation soviétique, aucun n'a eu souvent l'occasion de circuler hors de son district ou de son village. Ajoutons à cela la carte peu précise. Je m'apercevrai à plusieurs reprises qu'il faut plusieurs heures pour effectuer ce qui, au départ, apparaissait comme une étape de quelques kilomètres.

Juste avant de couper les monts Nurata, je rencontre un berger ouzbek qui redescend de la montagne en guidant son petit troupeau. Il m'arrête et nous passons quelques minutes à discuter en partageant nos provisions. C'est le dernier Ouzbek que je serai amené à croiser. Le petit col que je passe va me ramener vers les faubourgs ouest de Jizzakh, puis sur la route qui court d'est en ouest au pied des montagnes et les sépare de la steppe. Dans celle-ci, je ne croiserai que des Kazakhs, alors que dans les villages au pied des montagnes ne vivent que des Tadjiks. Il me déconseille les montagnes où rodent quelques loups. Le conseil vaut son pesant d'or, mais je lui explique que les montagnes ne sont pas mon but et que je compte juste parcourir la steppe à pied. Il semble bien le prendre. Ce ne fut pas toujours le cas au cours de mes marches en Ouzbékistan. Souvent ces anciens nomades considèrent que celui qui marche est moins que rien, puisqu'il n'a pas les moyens de se payer un cheval, ou bien qu'il est fou.
Mais quoi qu'ils en pensent, la curiosité l'emporte sur le reste, et l'Occidental est toujours convié à un repas ou une simple tasse de thé, selon la règle musulmane de l'hospitalité. Dans les villages, on ne trouve pas d'hôtel avant Termiqavuq. La meilleure solution pour trouver un toit à l'improviste est de se rendre au bazar (lorsqu'il y en a un), à l'école, ou de frapper à la première porte venue. Dans la steppe, cette démarche comporte un gros risque : les chiens sont loin d'être aussi accueillants que leurs maîtres.
Bâtards à l'allure assez effrayante : les oreilles coupées et la tête détruite par les coups reçus ou les bagarres, ils n'ont absolument rien d'hospitalier. Un chien seul se contentera de fixer l'intrus en attendant un ordre de son maître. Mais il n'est pas rare de tomber sur des bandes de plusieurs chiens qui sont le principal danger côté steppe. En meute ils se sentent plus en force et leurs réactions sont imprévisibles. Seule solution : ne pas courir et tâcher de se diriger vers la hauteur la plus proche. Conseil facile sur les rives de l'extrémité est du lac, où le relief est légèrement vallonné, mais particulièrement vain au beau milieu de la steppe. C'est donc les poches remplies de cailloux et muni d'un bâton bien effilé, offert par un Kazakh dont le chien souhaitait se délecter de mes mollets, que je traverse la steppe.

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