S'accorder avec le fleuve

Si une connaissance approfondie du fleuve est indispensable à l’exercice du métier de boatman, elle n’est pas le seul préalable requis. Un boatman digne de ce nom doit parer à toutes les situations, prendre vingt décisions par jour, souvent en quelques dixièmes de seconde : tel rapide est-il navigable ou convient-il de porter les bateaux sur la rive pour franchir une difficulté insurmontable ? À un débit donné du fleuve, la bonne trajectoire dans tel autre rapide se trouve-t-elle sur la gauche ou la droite du courant ? En cas d’accident, il doit prendre les bonnes décisions le plus vite possible. Il lui faut aussi connaître la faune, la flore, les rives des canyons qui enserrent le Colorado. Il doit savoir poser des points de suture ou réduire une fracture, réparer un bateau après un choc contre un rocher : on ne fait appel à une aide extérieure qu’en cas d’extrême nécessité, c’est même parfois impossible, tant les ondes radio ont du mal à traverser ces reliefs tourmentés. Pour un pilote d’hélicoptère, aller cueillir un blessé au fond du canyon est l’exercice le plus éprouvant qui soit, tant l’accès de certaines zones est difficile. Qu’est-ce qui pousse les boatmen à prendre de tels risques, un voyage après l’autre ? Certains boatmen passent près d’un tiers de leur vie sur le fleuve – et le reste du temps, ils ne pensent qu’à y retourner. L’attrait de la descente, c’est la beauté sans égale des canyons traversés ; le risque toujours présent et les violentes montées d’adrénaline qu’il entraîne ; la joie de vivre en pleine nature et de s’accorder avec le fleuve. Pourtant, devant l’industrialisation des voyages, qui provoque parfois des embouteillages, devant la réglementation de plus en plus tatillonne, certains boatmen prennent du recul. Le fleuve des années 2000 n’est plus celui qu’ils ont connu et aimé dans les années soixante-dix ou quatre-vingt.

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