Il existe dans le monde quelques pays qui vivent des conflits rendant impossible toute visite touristique. L’Irak et l’Afghanistan, bien sûr, mais aussi la Somalie, par exemple.
La Colombie est un pays en guerre mais il est possible d’y voyager, de façon indépendante, comme de nombreux messages lus ici le montrent, en évitant bien entendu certaines zones. Le conflit n’affectera pas le voyageur prudent, en principe.
Qui respecte les conseils, donnés sur un site comme celui-ci, et plus encore sur place, n’aura pas à se faire beaucoup plus de soucis que dans de nombreux autres pays pauvres.
Pourtant, le voyageur devra, selon moi, éviter de considérer qu’il s’agit d’un pays comme les autres, où tout va bien, et plus encore réfléchir à deux fois avant de l’écrire, car les enjeux de telles affirmations dépasseront alors de loin ses intentions sans doute innocentes, et il mesurera sans doute mal toutes les implications de ses déclarations.
Pour des motifs de génération et de culture (je suis un « vieux professeur » à la retraite de 74 ans), je ne suis guère habitué des forums internet. C’est même la première et sans doute la dernière fois que j’interviens sur ce type de support.
Je ne serai d’ailleurs sans doute pas disponible pour des réponses à d’éventuelles réactions que susciteraient mon message.
Néanmoins, je ressens comme un devoir d’écrire ces quelques lignes.
Je fréquente la Colombie et les Colombiens depuis la fin des années 50, même si je ne m’y rends à présent que quelques semaines par an, et à ce titre je me crois autorisé à parler de ce pays avec un certain recul.
J’ai assisté dernièrement, à Paris, à différents événements proposés par une troupe de théâtre venue de Bogotá. Il s’agissait de représentations, mais aussi de débats et rencontres.
Leur spectacle, une création collective, se fonde sur de brefs témoignages de victimes du conflit colombien. Il travaille sur la notion de corps sacrifié et met en jeu des émotions très personnelles puisque tous les Colombiens sont frappés plus ou moins directement par le conflit que connaît le pays depuis toujours, ou depuis 1948 si l’on s’en tient à sa version la plus récente.
Les acteurs et le metteur en scène, bouleversés, disaient qu’ils avaient pu jouer cette création quelques fois à Bogotá, malgré les dangers qu’ils couraient, mais que dans de nombreux autres endroits du pays, les risques en seraient trop importants.
A la fin de la représentation, le metteur en scène, en larmes, s’est adressé au public composé à parts égales de Français et de Colombiens de France, en disant « Aidez-nous, sil vous plaît. Aidez-nous pour que cesse ce silence qui tue aussi sûrement que machettes et fusils. »
Lors du débat qui a suivi, un Colombien de France, journaliste, a rebondi sur le thème du silence en le développant. Après avoir proposé une analyse sociologique et historique aussi convaincante que complète sur la structuration institutionnelle de la stratégie du silence en Colombie, puis mis en avant le refoulement plus spontané qui est également à l’œuvre dans la population colombienne, il a appelé les Français à leurs responsabilités de citoyens pour attirer l’attention de la presse, face au manque d’intérêt des rédactions françaises pour la situation de son pays d’origine, du fait de la complexité et surtout de la durée du conflit colombien. Il a enfin, pour conclure par un sourire, mentionné le forum du Guide du routard, comme un exemple anecdotique en apparence, mais révélateur des différentes formes du « négationnisme » qui va de pair avec les massacres.
« Regardez jusqu’où va se nicher ce négationnisme général ! Allez écrire un mot sur le conflit colombien sur ce forum, et vous repartirez couvert d’insultes. (…) Au prétexte d’aider le développement touristique du pays, des personnes se font les relais de la pire des propagandes révisionnistes. (…) L’enfer est pavé de bonnes intentions, et c’est encore pire quand les bonnes intentions s’appuient sur un socle d’ignorance ou de déni de la réalité» a-t-il conclu.
Je ne voudrais pas que ces propos soient sortis de leur contexte. Si les citations sont précises, puisque j’avais un dictaphone, il faut signaler qu’au terme d’une soirée de tension et d’émotion, cette conclusion se voulait plaisante, et elle a provoqué de nombreux rires, en même temps que quelques exclamations joyeuses et approbatrices de la part de quelques personnes.
Intrigué, j’ai profité du temps libre que me laisse la retraite pour lire de façon attentive les archives du forum du Routard consacré à la Colombie en remontant jusqu’en 2006.
Après cette lecture, je comprends ce que voulait dire le journaliste.
Bien sûr, le forum en lui-même ne peut être qualifié de négationniste, pas plus que la majorité des messages qui y sont envoyés. Il n’a aucune orientation en lui-même et ne doit être accusé de rien. Ce mode d’expression m’est à vrai dire un peu étranger mais me semble tout à fait utile et vivant. J’aurais été ravi qu’existent des échanges de ce genre lorsque j’étais plus jeune et voyageais le sac au dos.
Le problème est que, voulant faire la promotion de la Colombie comme destination touristique possible, voire comme destination touristique idéale, certains en viennent à nier la réalité la plus profonde de ce pays en guerre.
Ils ne mesurent sans doute pas l’impact de leurs écrits sur des victimes, familles de victimes, survivants d’un conflit aux multiples ramifications.
Comme l’a rappelé Henry Ramirez lors des mêmes soirées, il y a eu 4 millions de déplacés (sur une population d’environ 40 millions), soit le chiffre énorme de 10 % de la population durant la dernière décennie.
Dans le même temps, les morts se comptent par dizaines de milliers.
Faire reconnaître le décès d’un disparu est un combat qui prend des années et qui, souvent, n’aboutira même pas.
Les plus touchés sont les plus pauvres, mais presque toutes les familles ont ainsi des morts sans sépulture, des morts sans nom. Des morts dont personne ne veut entendre parler. Des morts passés sous silence.
Certes le forum s’adresse aux touristes, mais de nombreux Colombiens le lisent (il y a si peu de choses sur leur pays qui s’écrivent en France) et certains y interviennent.
Il y a une responsabilité des personnes qui écrivent sur ce forum et c’est sur cette responsabilité que mon message voudrait insister.
Le tourisme n’a de valeur que s’il est responsable. De même que le commerce équitable doit se développer, le tourisme éthique doit prendre le pas sur le tourisme de masse.
Il est tout à fait possible de promouvoir la Colombie comme destination touristique, d’échanger des conseils de voyage, sans pour autant nier le conflit et surtout le drame que vit le peuple colombien, décennie après décennie, autant aujourd’hui qu’hier.
Les questions sur la sécurité du voyageur peuvent être abordées avec mesure et pondération. On peut tout à fait affirmer qu’il est possible de voyager agréablement, en prenant certaines précautions, sans nier les différentes formes de cette guerre civile atroce et interminable, sans prétendre que la Colombie est « un pays comme les autres ».
Le silence tue en Colombie.
Le génocide par « disparition » fait du silence et de l’effacement des traces le fondement de l’impunité.
Il vise à installer une peur généralisée qui impose le silence à l’ensemble de la population.
S’en rendre complice, même par inconscience, même depuis la France, est un acte grave, dont il faut mesurer la portée.
La Colombie est un pays en guerre dans lequel on peut voyager disais-je pour commencer. Y voyager avec plaisir. Y voyager merveilleusement. Cela comporte des risques, mais en étant prudent et intelligent, des risques limités.
Ces deux informations ne sont pas incompatibles. Pourquoi ne pas réconcilier ceux qui insistent sur la première dimension, par conscience politique, et ceux qui insistent sur la seconde, par épicurisme ?