Alexandrie, Le Caire-sur-Mer
Un passage obligé : le café El Borsa
Ce type de café, c’est un certain type d’estaminet, de ceux qui bordent la
corniche, en grand nombre : de vastes salles, du début du siècle, très
hautes de plafond, d’où des pales brassent l’air chaud, dans une pulsation ascendante,
presque sans effet. Le zinc obligatoire, de grandes baies sur la mer (ou pas,
mais des baies toujours grandes, même si elles ne donnent sur rien : celles
d’El Borsa regardent la façade de rideaux de fer d’en face). Mais là n’est pas
l’important. Ce qui conduit nos pas vers cette taverne, c’est que El Borsa,
c’est attesté, était, avec le casino de San Stefano, un des endroits que Constantin
Cavafy affectionnait. Il s’y rendait « en petit train » selon Margueritte
Yourcenar, (c’est-à-dire en tramway, évidemment : encore une sotte traduction
de l’académicienne). C'est donc un lieu de pèlerinage. Dans l’arrière-salle,
un gramophone faisait autrefois danser enlacés de jeunes hommes avec de moins
jeunes, au son de ses valses grinçantes... Dans une autre salle trône un bar,
il y trône vraiment : il semble avoir été édifié à la mesure de titans
buveurs ; derrière le zinc qui, en fait, est de marbre, s’élève une énormité
de dressoir de poirier noirci, tout à fait monumental, de style Henri II
Second Empire. Tout ce que l’industrie chimique locale produit d’alcoolats imitant
ce qui se boit ailleurs, et qui ne se boit qu’ici (peut-être aussi en Russie ?),
a place en grande quantité sur l’édifice, dont le miroir au tain terni double
les originaux de leurs pâles fantômes. Le novice boira de la bière locale, qui
est bonne et bon marché. Mais c’est irrésistible, sinon, tous ces poisons :
on ne sait pour quoi opter : du whisky Black Table ? Du bourbon Five
Roses ? Du Dry Cin (de London, of course) ? Du Ricardo (« véritable
pastis d’Alexandrie ») ? Du cognac « Vieille Récolte » ou
du « Depuis 1943 » ? De la « Vodika Simirinoff » ?
Ou un peu de ce breuvage sirupeux, noirâtre et amer qui a pour nom Shamshun
Kina, avec sur l’étiquette un colosse qui brise des colonnes (ce « Kina »
dénommé « Shamshun », c’est du Quinquina Samson - le nom ayant
subi en quelque sorte le même procédé d’altération que le produit lui-même...) ?
Ces alcools se servent en doses de diverses tailles (du quart au litre), et
en mélanges... Le cocktail Quinquina Samson / Depuis 1946 on
the rocks est un classique ; c’est effroyable. D’ailleurs, un homme
du peuple, lorsque nous entrons s’en entonne des mignonnettes, à rapide vitesse.
Lorsque nous ressortons du bar, pour aller ailleurs boire, sa table est couverte
de ces petites bouteilles d’un quart, vides. Mais où est passé l’homme ?
Disparu. Mais non, il est tombé de sa chaise. Prostré sous la table, il semble
en grande conversation avec une de ses chaussures. Le serveur dort, exténué,
près de la porte. C’est pathétique. On songe à Cavafy, encore ; on se dit
que voilà une autre forme de ruine.
Texte : Éric Lang
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