En Thaïlande, si on veut voyager par ses propres moyens, c’est le dépaysement assuré, car il y a déjà la barrière de la langue qui est totale: on ne peut lire les panneaux, les indications, les affiches ou les journaux, quant à la communication orale, très peu de gens parlent anglais, et quand ils le parlent, les sonorités thaïes étant très particulières pour nous occidentaux, le résultat est souvent difficilement compréhensible. N’oublions pas que ce pays n’a jamais été colonisé, fait qui mérite d’être souligné par rapport au passé de ses nombreux voisins.
Au départ, j’étais un peu réticente par rapport à ce pays qui attire les touristes depuis pas mal d’années, bien sûr pour ses beaux paysages de plages idylliques, mais également parce que c’est un pays qui reste peu cher. Pour ce voyage que je voulais le plus authentique possible, j’ai tenu à éviter les gros centres touristiques, du style Pattaya, Phuket, Koh Samui qui attirent le tourisme de masse et sont maintenant envahis de groupes de chinois et de russes. Dans ces régions, le tourisme sexuel est hélas loin d’être éradiqué, Pattaya et ses masseuses très disponibles ont une « bonne » réputation dans ce domaine. La demande reste forte, notamment du côté asiatique. Je fuis bien évidemment ce côté pervers et lamentable du tourisme, contre lequel on ne fait pas grand-chose, les intérêts financiers ayant toujours été plus importants que le respect de l’individu et l’intégrité de l’être humain.
Nous sommes donc passés par une agence locale (Indosiam) et avons loué les services d’un guide et d’un chauffeur pendant les six premiers jours. Bien sûr nous avons visité Bangkok, qui grouille dans un joyeux fouillis, mais où on peut également faire des balades calmes, hors du temps, au fil des klongs, ces canaux qui sillonnent la ville le long du fleuve Chao Phraya. Les temples rutilants avec leurs chedi (ou stupa, monument conique commémorant Bouddha) recouverts de feuilles d’or, le Wat Arun, le Palais Royal ont la particularité de mélanger plusieurs styles : on y trouve des tours de style khmer, des divinités indonésiennes comme Garuda, des statues chinoises, le tout regroupé dans une harmonie typiquement asiatique.
Grâce à notre guide thaï, nous sommes allés dans des endroits dans lesquels nous n’aurions jamais osé nous perdre tout seuls : le marché aux fleurs haut en couleurs, proposant des myriades de couronnes fleuries et de compositions artistiques aussi bariolées que raffinées, le marché chinois où nous avons déambulé dans un dédale d’allées étroites surchargées, au milieu d’étalages foisonnant de légumes que je n’avais jamais vus et de produits exotiques inconnus, de bocaux de nids d’hirondelles, dans des odeurs alléchantes de soupes et d’épices, le tout donnant l’impression d’un capharnaüm très dense mais malgré tout organisé. Je me suis vue soudain transportée au tout début des années 1900 en Chine dans un des comptoirs ouverts par la Compagnie Française de l’Orient. Il ne manquait plus que les longues nattes sous les chapeaux chinois des marchands pour compléter le tableau…
La cuisine de rue en Thaïlande est très répandue. Qui n’a pas son petit étal, sa charrette à bras, sa barque sur le marché flottant, où mijotent les soupes et où on fait cuire devant vous toutes sortes de beignets, de brochettes, de plats traditionnels appétissants. Grâce à notre guide qui faisait l’interprète, nous avons pu goûter différents plats auprès de ces cuisiniers ambulants. Et je précise que nous n’avons jamais été malades. Les prix des repas sont absolument dérisoires là-bas, les étrangers se voient appliquer le même tarif que les locaux. C’est un point que j’ai grandement apprécié en Thaïlande : alors que c’est un pays hautement touristique, et ce depuis des lustres, les habitants ne profitent pas des étrangers, on ne court pas à nos trousses pour essayer de nous vendre des babioles ou nous soutirer quelques baths. Nous avions en mémoire notre voyage précédent au Costa Rica, où les touristes ne sont que de vulgaires dollars sur pattes. La différence de comportement et de considération est abyssale, ce qui est tout à l’honneur des Thaïlandais.
Avant de quitter Bangkok, rien de tel que d’aller prendre un verre au Moon Bar, un des rooftop bars qui se situe au 63ème étage d’un grand hôtel ! Après le Bangkok grouillant des rues, on surplombe toute l’étendue de la ville et de ses tours champignons, le passé et l’avenir s’entremêlent étroitement comme souvent en Asie.
Nous avons quitté la capitale pour des lieux plus reposants et nous nous sommes dirigés vers le site historique d’Ayutthaya, qui a été la capitale du Siam de 1350 jusqu’à sa destruction par les Birmans en 1767. Les briques rosées, les stupas en ruine donnent une majesté et une aura toute particulière à ce site grandiose.
Puis nous avons mis le cap vers la rivière Kwaï : dans une barque étroite (longtail), nous avons remonté la rivière pendant une heure pour atteindre un hôtel flottant le Jungle Raft Hotel, composé de plusieurs bâtiments flottants, sans électricité avec douche à température ambiante. Devant chaque logement, une terrasse donnant sur la rivière. A la tombée de la nuit, on s’éclaire avec des lampes à huile, et toutes ces petites lumières vacillantes, cette atmosphère feutrée, cette douce pénombre dégagent une ambiance très zen, puis on s’endort bercés par le doux clapotis de l’eau.
Le lendemain nous sommes allés vers le fameux pont de la rivière Kwaï, rendu célèbre par le film de David Lean, film que j’avais pris la peine de revoir avant mon départ. Bien sûr, il y a toute une histoire derrière la construction de ce pont… histoire dont il est important de prendre conscience pour bien s’imprégner des lieux. Pour résumer, vu que la voie maritime était plus ou moins bloquée par les forces alliées, le Japon a décidé de construire une ligne de chemin de fer nord-sud reliant Bangkok à Rangoon afin d’acheminer des matières premières nécessaires en Birmanie où une partie de leurs troupes était localisée. En seulement 16 mois, de juin 1942 à 1943, les troupes japonaises ont fait construire 415 km de voie ferrée. Ils ont employé 60.000 prisonniers de guerre, britanniques, australiens et même des néerlandais (qui travaillaient dans les Indes Orientales), ainsi que 200.000 travailleurs civils « romushas » (mot japonais désignant les travailleurs étrangers réquisitionnés, chinois, malais, laotiens, thaïlandais etc.). La dureté des travaux (16 à 18h par jour !), la chaleur étouffante, la malnutrition, la malaria, les mauvais traitements ont entraîné la mort de 18.000 prisonniers alliés, et de 90.000 civils, ce dernier chiffre ayant tendance à être oublié… Un cimetière des Forces Alliés est là pour commémorer ce dramatique épisode, mais il n’y a rien pour le souvenir de ces milliers de civils qui ont été cinq fois plus nombreux à perdre la vie.
Le passage du Feu de l’enfer, ou Hellfire Pass, laisse imaginer le travail de titans auxquels se sont livrés ces hommes : long de 70m, il a été creusé de 25m en profondeur, à la seule force des bras, en seulement trois mois. Quand on pense à ces centaines d’hommes décharnés travaillant d’arrache-pied, la nuit à la simple lueur des lampes à huile, l’image qui vient à l’esprit est effectivement celle d’une descente aux enfers.
De même, le train qui circule à cet endroit est appelé « le Train de la mort », non pas pour le risque encouru à le prendre (heureusement pour nous…), mais en mémoire des nombreux décès consécutifs à la construction de cette voie ferrée. Voie ferrée qui, soit dit en passant, n’a pratiquement jamais servi ! Ainsi des milliers d’hommes sont morts pour rien… L’absurdité est à son comble, de quoi donner à réfléchir, même si on sait que l’histoire n’a jamais servi d’exemple et qu’on recommence toujours les mêmes erreurs.
En quittant ce lieu de mémoire émouvant, nous nous sommes arrêtés dans un camp d’éléphants à Kanchanaburi, l’Elephant Village Muang Sing. Changement total d’ambiance garanti ! Nous n’étions encore jamais montés sur un éléphant… Nous avons commencé par une balade dans les alentours, installés sur une nacelle fixée sur le dos de l’éléphant, brinquebalés en haut de cet impressionnant pachyderme.
Puis le guide m’a demandé si je voulais me baigner avec l’éléphant. Why not ? J’enfile donc mon maillot de bain, en pensant innocemment que j’irai rejoindre l’éléphant au bord de la rivière pour patauger avec lui. Mais que nenni, braves gens ! ça ne s’est pas vraiment passé comme ça… Il a fallu que je monte à cru sur le dos de l’éléphant depuis un promontoire et que je me mette à la place du cornac, les jambes calées par les oreilles du pachyderme. Mais je n’avais rien d’autre pour me tenir, je sentais que je penchais dangereusement en avant au gré des mouvements de tête de l’animal… Je me suis agrippée comme j’ai pu aux trois poils durs que l’éléphant a sur le caillou, j’ai serré les dents, bon sang c’est haut un éléphant, et nous voilà descendant tous deux vers la rivière, lui en dodelinant d’un pas chaloupé, et moi chaloupant de concert et crispée un max… Ce n’est quand même pas tous les jours que je joue au cornac, et le faire comme ça de but en blanc, il y a de quoi être déstabilisée, dans tous les sens du terme.
Enfin nous voilà arrivés à la rivière, et là, j’ai eu droit à la totale ! J’ai brossé « mon » éléphant, puis il m’a prise sur sa trompe qu’il a levée bien haut, toujours au moyen de sa trompe il m’a bien douchée, j’ai comme eu l’impression que ça l’amusait, enfin je me suis assise sur sa patte, et on a fait un gros câlin tous les deux… Expérience pour le moins inoubliable !
Les dix derniers jours, nous les avons passés dans la région de Bang Saphan, à 450 km au Sud de Bangkok, à l’endroit où la Thaïlande est étroite et jouxte la Birmanie. Depuis notre point de chute, un petit hôtel sympa et tranquille avec des bungalows thaïs, le Coral Hotel, nous avons rayonné dans la région : Balades nature au plus près des cascades et des singes, mais aussi marché aux orchidées à la frontière birmane, champs d’ananas, récolte de l’hévéa, fabrication artisanale du caoutchouc, petite exploitation de fibres de coco. Nous allions au plus près de la vie simple des paysans thaïs, toujours accueillis avec le sourire, sans jamais qu’on ne nous demande le moindre bath en contrepartie.
Nous avons bien sûr profité des plaisirs de la plage, et même si cette côte est moins belle que les cartes postales des plages de la Mer d’Andaman de l’autre côté, on a droit quand même à de très longues plages le long desquelles il fait bon se balader.
J’ai eu l’occasion de faire du snorkeling aux abords d’une petite île, Kho Thalu. Jamais de ma vie je n’ai vu une telle profusion de poissons ! De toutes les couleurs, de toutes les grosseurs, je suis restée au moins une heure à évoluer parmi cette faune aquatique : sur un fond de coraux colorés dentelés, d’algues et d’anémones de mer, je voyais les bancs passer dessus, dessous, tournoyer à droite à gauche, les poissons me frôlaient, ils s’approchaient tout près de mon masque, comme s’ils venaient observer avec curiosité l’animal bizarre venu se joindre à leur valse étourdissante. C’était absolument grisant !
Cette incursion en Thaïlande m’a vraiment bien plu, je n’ai qu’une envie, y revenir ! Ma quête d’exotisme légèrement suranné, mêlée à mes souvenirs de lecture sur l’Indochine coloniale a été comblée. Le charme de l’Orient a agi…