Happy Songkran ! ou l'excursion aquatique d'une parisienne en goguette en Thailande

Forum Thaïlande

« Que d’eau ! Que d’eau ! » . Comme Mac Mahon, les mots me manquaient pour décrire la scène de fureur qui se déroulait sous mes yeux. De retour de la petite île paradisiaque de Koh Samet, c’est tout juste débarquée à Ban Phe que la notion de « fête de l’eau » prit pour moi tout son sens.

Imaginez un peu. Une rumeur sourde et étendue à l’échelle de tout le pays qui gronde de tambours, de cris, de fanfares et de rugissements de moteurs. On l’entendait déjà à plusieurs dizaines de mètres des cotes, quand le capitaine du bateau qui me ramenait sur le continent -un malaisien à la peau aussi tannée par le soleil que celle d’un vieux tambour- m’offrait de la pointe de son grand couteau de larges morceaux d’un ananas à la saveur de miel. Debout sur l’édifice de bois branlant surplombant une eau cristalline où flottaient gaiement des sacs plastique, je scrutais d’un œil interrogateur les environs. Le sol semblait vibrer sous l’effet d’une atmosphère presque électrique. Même l’accablante chaleur ne semblait pas, comme à son habitude, avoir réussi à anesthésier toute cette agitation. J’avançai prudemment, cramponnée aux larges brides de mon sac à dos, en me demandant ce qui m’attendait, là-bas, juste à la sortie du port.

Splacht . L’eau s’abattit sur le sol depuis le grand seau rouge d’où elle avait été lancée. Sploucht. Une autre gerbe d’eau sortit de la foule compacte qui prenait l’aspect d’un amalgame de créatures aquatiques, grouillantes au son des timbales. Je m’écartais pour venir me coller contre le mur d’une maison. C’est aujourd’hui que les Thailandais fêtaient le passage à la nouvelle année. Enfin, un des passages à la nouvelle année puisque n’en déplaise aux enfants, ce pays profite de pas moins de 3 grandes fêtes de fin d’année, au 31 janvier, au nouvel an chinois et enfin courant avril. Mais rien de comparable avec nos fêtes pré formatées et commerciales, non, c’est d’abord la symbolique de l’instant qui en fait toute la valeur. Et pour cause, Songkran, c’est d’abord le grand retour de la saison des pluies et l’arrivée d’une eau tant attendue pour sauvée les récoltes d’hévéa et de manioc, torturées par une saison chaude étouffante et toujours trop longue. Alors quoi de mieux pour fêter l’événement que d’organiser une bataille d’eau géante, s’étendant du Nord au Sud du pays. C’est comme si l’ensemble de la nation était soudain assaillie d’une transe enfantine et régressive à souhait, s’inscrivant dans une hystérie collective, paralysant le pays trois jours durant dans les éclats de rire d’un pays trempé jusqu’à l’os.

Que les cérémonies funéraires de la princesse Bejaratana me paraissaient loin ! Pourtant, la semaine dernière, c’est tout Bangkok qui pleurait la mort de la fille unique du roi et la capitale me semblait alors à tout jamais inconsolable, ses grandes artères figées dans le bruit des canons et des psaumes des bonzes. Les Thaïlandais étaient décidément bien lunatiques.

« Happy Songkran ! ». Une petite fille aux cheveux noirs dégoulinants, lunettes de carnaval sur le nez m’enlaça de sa petite silhouette humide, un sourire reliant ses deux oreilles. Comme tout le monde ici, son visage cuivré est recouvert d’une couche blanche de talc mêlé à de l’eau savonneuse.

Derrière elle, la bataille faisait rage. Deux longues files de pick-up pris dans un embouteillage monstrueux se lovaient l’une contre l’autre, les véhicules avançant en sens inverse. Sur leurs plates-formes, des familles ou des bandes d’adolescents s’étaient rassemblées, tenant à dix ou quinze dans les quelques mètres carrés offerts à l’arrière des véhicules. De gros bidons bleu marine y avaient été installés et dans lesquels flottaient des seaux ou autres récipients en plastique. Véritable cœur névralgique de chacun des équipages motorisés, la réserve d’eau était ardemment défendue et protégée et les bras y plongeaient et replongeaient inlassablement pour arroser à qui mieux-mieux les véhicules les plus proches. Et il n’en fallait pas plus que l’embouteillage se décante de quelques mètres pour que les gerbes d’eau redoublent, le voisinage d’un nouvel équipage ne faisant que renforcer l’excitation des enfants et des adolescents. L’eau fusait de partout en même temps, une attaque surprise d’un coté étant immédiatement suivie de représailles de l’autre. Tentant de se cramponner à leur monture motorisée tout en répondant aux assauts humides et ininterrompus, c’est armés de gros pistolets à eaux colorés qu’enfants et adultes les mieux équipés prennent part à la bataille généralisée. Il faut dire que depuis quinze jours maintenant, il devenait impossible de faire un pas dans une rue du pays sans tomber sur un de ses petits vendeurs de fusils à eau. Et tant pis pour ceux qui n’ont pas été assez prévoyants pour en avoir un entre les mains aujourd’hui.

Les roues des véhicules sales et boueux s’enlisent dans ce qui n’est plus qu’un grand terrain de glaise. Les routes sont maintenant transformées en vastes flaques où tout le monde piétine, les orteils fripés par l’humidité sur des tongs en plastique. Les habitants se sont rassemblés au bord des routes, les familles étant alignées en rang d’oignons devant leur maison respective, comme un peloton d’exécution, armé de seaux ou de tuyaux d’arrosage et prêt à faire feu sur à peu prêt tout ce qui se trouve à sa portée. Piétons, vélos, pick-up, rien ne leur échappe et ces haies d’honneur prêtes à en découdre rajoutent à la confusion générale.

J’arme mon sac à dos d’une cape de pluie et cache mon appareil photo sous mon tee-shirt. Il n’en faut pas plus pour que le top-départ soit lancé. Comme le signal attendu pour me lancer l’assaut, voila qu’enfants et adolescents écartent la foule pour venir vers moi. Je joue des coudes dans cette mêlée trempée et gluante pour me frayer un passage. Un seau d’eau m’arrive soudain par derrière comme un coup de fouet glacial et inattendu. Je grimace sous le coup de la surprise tandis que des enfants ricanent autour de moi. Perruques, lunettes en forme de cœur et chapeaux de paille vissés sur la tête, c’est une bande de gamins âgés de 12 à 15 ans qui m’assaille. Mon sourire ne fait que redoubler leurs attaques : seau d’eau, jets de pistolets, me voila bientôt transformée en une loque vivante et dégoulinante. Des adolescents se pressent devant moi, les mains recouvertes du mélange de talc et de savon pour m’en recouvrir le visage et les bras. Leurs gestes sont toujours d’une infinie tendresse et ils s’appliquent les uns après les autres à m’en recouvrir consciencieusement le front, le cou et les joues. Moi qui regrettait de n’avoir pas apporté de déguisements, me voila recouverte d’un masque froid et tiraillant mes zygomatiques à chaque sourire.

J’en ai encore le goût du savon en bouche.

Les enfants piaillent dans tous les sens et les mères de famille se font les généraux de ces bataillons improvisés. Des jeunes hommes sont torses nu et tentent vainement de crier leurs plans d’attaque par-dessus le brouhaha de la foule. Tous ont au poignet de petits bracelets de cordelettes blanches, remis par leurs ainés et qu’ils devront garder précautionneusement toute l’année pour leur porter chance. Je croise un agent de police, trempé des pieds à la tête et qui, s étant résigné à faire cesser les attaques, tente de donner un sens à la circulation.

De petites vieilles vendent à cette foule jamais rassasiée du savon et du talc sous la forme de poudre enfermée dans des poches en plastique. Elles cachent pudiquement d’une main racornie leur sourire édenté. Sans quitter leur siège, elles m’attrapent les mains au passage et les recouvrent de la poudre blanche comme pour être sûres que j’ai bien reçue ma bénédiction. Chaque nouvelle trace m’apportera bonheur et prospérité pour l’année 2555 qui s’annonce.

Vu mon état, je suis quasiment certaine de gagner à l’Euro Millions et d’épouser Brad Pitt.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, toute cette agitation n’empêche pas les Thaïs de s’adonner à une de leurs activités favorites : manger. Sept fois par jour, et pour l’observateur étranger, leur journée n’est qu’un interminable repas. Pour cela, de petites bonnes femmes tiennent des stands le long des routes détrempées et proposent des plats à emporter dans de petites boites en polyester vendues à 30 B , soit moins d’un euro. Au menu, une pyramide de riz surmontée de canard émincé et d’un œuf cuit au bois de santal et affichant une belle couleur brune. Je me laisse tenter par du sucré devant un petit stand d’apiculteur. Le vendeur, qui doit mesurer dans les 1m 50, me coupe un morceau de rayon de ruche sur lequel déambule encore des abeilles assommées et qu’il me tend dans un sac plastique agrémenté de miel. Dans les alvéoles, les larves d’abeilles ont une belle couleur crème presque transparente et je mords dans ce morceau de gâteau improvisé. La peau des larves éclate sous la dent pour laisser échapper un liquide huileux noyé dans le miel. Quelques bouchées et j’ai déjà la nausée.

Les enfants se hâtent de descendre de leurs pick-up pour se saisir des précieuses barquettes et sacs de victuailles, se frayant un chemin dans la foule détrempée. Rejoignant leur perchoir, ils se pressent de manger du bout des doigts, tachant de profiter d’une accalmie et scrutant autour d’eux le nez dans le riz afin de s’éviter toute douche intempestive. Certains courent dans la foule, une barquette bien serrée contre eux, pour aller la remettre à un bonze impassible qui passait par là.

C’est la cacophonie. Un petit orchestre de timbales et de tambour surgit à toute vitesse d’une petite rue transversale et la foule s’écarte brièvement pour mieux l’invaginer. Les gens commencent à danser comme s’ils rentraient en transe : enfants, vieillards, mère de famille…tous cèdent à l’appel de la fête dans une hystérie collective et effrayante. Des hommes sont grossièrement déguisés en femme sous l’œil amusé des Ladies Boys, de sublimes créatures androgynes hautes en couleur et en caractère. Ce sont les sylphides de cette longue procession, faisant danser leurs formes esthétiques sous les hourras de cette foule hétéroclite et quasi-démente.

La nuit commence à tomber sur la baie et on voit déjà s’élever dans le ciel des lampions enflammés, lancés depuis les longues plages blanches de Koh Samet. Leurs lumières dérivent dans l’obscurité pour aller se confondre dans les étoiles. Je réussis enfin à atteindre le bus qui me ramènera à Bangkok, 5h longues heures et 200 km plus tard.

Un peu plus tard, les rumeurs s’apaiseront et les Thaïlandais redeviendront ce peuple discret et travailleur.

Du moins, jusqu’à l’année prochaine.

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