Passages du Caire
Des cafés aux ambiances baroques
L’exploration d’autres passages dérobés du centre-ville requerra du promeneur
qu’il porte ses pas quelques centaines de mètres plus loin, en remontant toute
la rue Soliman Pacha (dite aussi Talaat Harb), jusqu’à la hauteur de la rue
du 26 Juillet. Là, il prendra à gauche, en direction de la rue Ramsis.
Dans cette dernière, à hauteur de la station de métro Orabi, s’ouvre par le
porche d’un immeuble colossal un passage qui aboutit d’un côté dans la rue du
marché El Toufiqeyya, et de l’autre, dans la rue du 26 Juillet (face au
Palais de Justice ; cette issue est d’ailleurs proche d’un cinéma populaire
où on passe essentiellement des films de science-fiction de série Z en 3 D
que l’on regarde avec des lunettes de rhodoïd bicolores). Le passage est intéressant
par la démesure des immeubles au cœur du dédale desquels il permet de se promener.
Des Atlas barbus encadrent des entrées de six mètres de hauteur, des cariatides
géantes soutiennent les balcons, l’acrotère sur la rue Ramsis est orné de têtes
féminines couronnées qui ne sont pas sans évoquer le chef de la statue de la
Liberté : le tout de style bartholdien. Une section de ce passage abrite
un petit café assez quelconque, mais il fait face à une salle de prière et,
installé à sa table, le vendredi midi, il est possible d’assister à la grande
prière et au prêche. Si on ose.
Le passage du marché Souq el-Toufiqeyya s’ouvre
une cinquantaine de mètres plus loin que le précédant dans la rue du 26 Juillet,
sur le même trottoir, peu après un de ces marchands d’alcool grecs - pléonasme
pour ainsi dire au Caire : Zomboulakis, Petridis ou Orphanidès ont le monopole
ancien de ce commerce... Le principal intérêt de ce passage réside dans le Nadi
es-Shams, ainsi que se nomme ce café : un vrai de vrai celui-là, presque
comme en Europe, avec des salles en plus de la terrasse. Et quelles salles !
Un décor parfaitement incongru de stucs rococos, miroirs dorés de maisons closes,
plafonds à moulures ornés de ciels parmi lesquels volettent de fessus angelots...
En ajout à cette conception première du décor, une couche de peintures naïves
est venue égayer quelques pans de mur dans les années soixante-dix (d’après
le style : scènes agrestes, fellahs, pyramides et vues du Nil...). Plus récemment,
certains rechampis hauts perchés se sont vu remplacés par de sévères formules
coraniques, calligraphies maladroites des noms d’Allah pour la plupart (« Le
très haut », « Le très miséricordieux », « Le très juste »,
etc.). Le tout heureusement unifié par la patine que les innombrables chichas
fumées dans ces salles y déposent. La terrasse est assez grande ; l’éclairage,
théâtral à souhait. La fréquente une population mélangée de maraîchers matinaux,
puis d’hommes âgés aux airs philosophiques après midi. Enfin, la nuit, s’y retrouvent
de jeunes gens parfois très beaux, aux mœurs plutôt faciles... C’est donc selon
l’heure ; ce café ne ferme pour ainsi dire jamais. Le cas échéant, même
mort de faim, on ne goûtera à aucun prix aux petits sandwichs que vend le marchand
qui fait face à la terrasse - il travaille derrière une manière de cuisine
roulante surmontée d’une vitrine dont les roues, avec le temps, se sont encastrées
dans le bitume : cette nourriture ne coûte rien, mais c’est infâme !
Un autre passage, dernier de notre promenade, s’ouvre
rue du 26 Juillet, mais sur le trottoir de droite, après son croisement
avec la rue Soliman Pacha. Il est difficile à trouver, comme tous les lieux
décrits précédemment. Celui-ci est intéressant à deux égards. Il s’y trouve
en effet un cabaret oriental populaire, amusant dans son genre, dont l’entrée
est à main gauche, au bout de quelques mètres à peine (mais le bruit - on
n’ose écrire « la musique » - que produit son orchestre suffit
à se guider...). Ce passage est intéressant surtout pour le café, surnommé Nadi
en Nubi ou « Club Nubien », qu’il abrite vers le fond. Les chichas
y sont excellentes, on y peut jouer au jacquet et aux dominos pour ainsi dire
toute la nuit, et c’est l’endroit (d’où son nom), où ont coutume de se donner
rendez-vous les Nubiens du Caire ou de passage. Le voyageur qui préparerait
une escapade vers Assouan y glanerait des informations avec profit ; il
serait inconcevable qu’au nombre des consommateurs ne s’en trouve pas un qui
n’ait un cousin chauffeur de taxi, un jeune frère capitaine de felouque, un
voisin travaillant dans un hôtel... et ne se propose de vous recommander (pour
ce que cela vaudra). L’endroit est intéressant aussi pour les amateurs de musique
populaire du sud que le cafetier joue, comme on s’en doute, exclusivement. Tout
de la chaleur et de la lenteur du sud se retrouvent dans cette enclave, et il
est difficile, une fois installé à sa petite table de fer forgé, un thé, un
café ou une tisane d’hibiscus (ou karkadé) d’Assouan fumant devant soi, de songer
que seule l’épaisseur d’un immeuble nous sépare du vacarme anarchique de la
rue du 26 Juillet.
Texte : Éric Lang
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