octobre 2015 — notre Groupe de touristes sur la route 18 en direction du lac Dukan et de Sulaymaniyah
Visiter l’Irak
C’est l’idée — “cool” — “idiote” — “insensée” — “stupide” — “aberrante” — “surprenante” — ”intéressante” — blablabla — qui m’est venue en milieu d’année 2015. Fraîchement sorti du bush Zimbabwéen, où je venais de passer quelques magnifiques semaines à recenser la faune en campant au milieu de la savane, j’avais besoin d’adrénaline et de sens pour ma prochaine aventure.
Je connaissais depuis quelques années l’agence de voyage ‘Les Loups Voyageurs’ spécialisée dans les destinations disons…compliquées. C’est donc tout naturellement que je les ai contactés pour en savoir plus sur leur tour annuel en Irak, dans la région du Kurdistan. Quelques échanges de mails avec eux plus tard, notamment sur le contexte sécuritaire de la région, je prenais ma décision : ma prochaine destination serait l’Irak.
Il ne me restait alors plus qu’à expliquer ma démarche à mes proches et à les convaincre que ce voyage était moins dangereux qu’il en avait l’air. Le Kurdistan Irakien est après tout une zone protégée et préservée des combats, la réputation sérieuse des Loups Voyageurs m’a également facilité la tâche.
15 octobre 2015 — le grand jour est arrivé. Je décolle pour un de mes plus beaux voyages. Je m’envole pour la Turquie où je dois atterrir quelques heures plus tard en plein Kurdistan Turc, dans leur capitale Diyarbakır. Je pars en ressassant, en boucle, comme pour me rassurer, toutes les raisons qui me poussent à visiter ce pays étrange.
Admirer Diyarbakır la Kurde
Erigée au beau milieu de la vallée du Tigre dans l’Est de la Turquie, Diyarbakır est peuplée majoritairement de Kurdes qui la considèrent comme la capitale du Kurdistan. Elle constitue en outre une base d’accès idéale pour cette région transnationale car les vols depuis le reste du monde y sont fréquents et abordables grâce à une connexion efficace via Istanbul et Turkish Airlines (à 1h30 d’avion).
La ville est magnifique, la vie y est paisible, les amoureux flirtent autour d’une tasse de thé sur les remparts, les plus âgés s’ambiancent tranquillement en chantant des contes traditionnels dans les cours des maisons. L’ensemble ferait quasiment oublier l’omniprésence Turque, armée, militaire, ressemblant à s’y méprendre à une force d’occupation. La complexité géopolitique de la zone commence à apparaître.
Traverser la frontière Turquie / Irak en bus
Le trajet de quelques heures entre Diyarbakır et le poste frontière de Silopi est propice à la divagation. La route E90 que nous empruntons longe la frontière Syrienne à travers un no man’s land silencieux, cadencé par une succession inerte de miradors, chars, bunkers, grillages et autres éléments d’entrave. Je me dis alors que tout va pour le mieux, ces premières images sont bien conformes aux narrations pixelisées que les journaux télévisés nous renvoient de la zone depuis 2003.
Une file interminable de plusieurs kilomètres de camions stationnés le long de la route signale la présence proche du poste frontière de Silopi. Les denrées non-périssables patientent dans les remorques plusieurs jours avant de pouvoir le franchir. Les voitures individuelles et les mini-bus ont le droit de se faufiler jusqu’aux premiers barrages.
Tout va très vite au poste frontière de Silopi, le visa y est délivré gratuitement après quelques minutes d’attente. Le tout se passe dans la bonne humeur sous l’aura rougeâtre d’un affichage LED plutôt accueillant.
Il ne nous reste alors plus qu’à passer une série de fouilles et de contrôles. Nous nous amusons du regard coi des gardes-frontières Irakiens, peu habitués à contrôler des groupes de touristes venus gentiment visiter leur pays.
C’est fait ! Nous retrouvons notre guide, Sardar, juste après avoir franchi le poste frontière. Il prend alors un peu d’avance et précède notre mini-bus avec sa berline vert-taupe afin d’ouvrir la voie et de nous faciliter le passage aux nombreux postes de contrôles qui émaillent notre route jusqu’à notre destination, Erbil, la capitale du Kurdistan Irakien.
Le trajet dure un peu plus de 5 heures car la route 2 que nous empruntons entre Silopi et Erbil est encombrée d’un trafic continu et dense. En temps normal les conditions de circulation y sont bien meilleures mais cette route 2 traverse Mossoul. Et la conquête de cette ville stratégique du Nord de l’Irak en juin 2014 par l’EI contraint depuis les Irakiens à un large détour par l’Est, par des routes sous-dimensionnées pour une circulation si importante.
Découvrir Erbil de nuit ou l’apologie de la confiance
La vigilance naturelle qui tient éveillé notre petit groupe pendant les premiers kilomètres du trajet en terre Irakienne a vite laissé la place à une somnolence bienheureuse. Et c’est une petite dizaine de touristes assoupis qui est déposée à 21h devant son hôtel 3* dans le centre d’Erbil. Nous prenons possession de nos chambres et du wifi, le rendez-vous est fixé 20 minutes plus tard dans le lobby pour ceux qui souhaiteraient dîner.
Huit champions affamés ont répondu à l’appel et nous voilà partis à pied dans le centre ville d’Erbil à la recherche d’un restaurant. C’est soir de match et les rues sont emplies d’une atmosphère festive. Ce match de poules de la ligue Egyptienne entre Assouan et Zamalek semble offrir une excellente raison à des centaines de Kurdes de se retrouver en terrasse autour d’une tasse de thé.
Après une courte balade, entrecoupée de quelques achats de carte SIM et de conversions de nos dollars en dinars Irakiens, nous choisissons notre restaurant et optons pour le bon-vieux-Kebab-qui-ne-déçoit-jamais. Similaire aux restaurants kurdes que l’on trouve dans Paris, on y sert des viandes grillées servies en assiettes, crêpes ou pain pitas.
Il fait nuit noire sur le chemin du retour vers notre hôtel mais nous sommes fortuitement accompagnés par les phares des berlines et des 4x4 blancs qui défilent dans les rues d’Erbil. Je repense aux raisons qui m’ont poussé à entreprendre ce voyage. Je me remémore mes analyses sécuritaires de la zone, je me rappelle les propos circonstanciés, professionnels et rassurants échangés avec les Loups Voyageurs. Et je nous observe en train de marcher en pleine nuit dans ces rues Irakiennes dont on nous a dit tant de mal.
A vrai dire, depuis Silopi, hormis les checkpoints, je n’ai aucune raison factuelle de me sentir en insécurité, aucune trace de guerre ni de violence n’est perceptible. Mais pourtant Irak est synonyme de guerre, Irak = violence. C’est sa seule qualification, indifférenciée, totalitaire, que la narration journalistique nous propose/impose. Ma présence ici, contradictoire me dis-je alors, repose largement sur la confiance dans mes analyses et dans celles de l’agence. Mes pensées sont interrompues par notre arrivée à l’hôtel, je n’ai pas eu le temps de conclure grand-chose, je suis heureux d’être là, je me dis que c’est le principal et je file me coucher.
Découvrir Erbil de jour
Il y a quelques années la ligue arabe a nominé Erbil comme “Capitale du tourisme Arabe 2014”. C’était alors d’autant plus une belle victoire pour Erbil que la ville n’est pas arabe et est peuplée majoritairement de Kurdes! L’année 2014 devait être l’année de la consécration touristique pour le Kurdistan Irakien. Des travaux massifs étaient alors engagés afin de rénover le centre-ville, ses souks, sa belle place centrale et surtout sa citadelle — majestueuse — inscrite au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco en juin 2014.
L’installation de l’EI en juin 2014 à quelques dizaines de minutes de route d’Erbil a évidemment fait voler en éclat l’ambition touristique du Kurdistan Irakien et de sa capitale. Les combattants Kurdes, les “Peshmergas”, ont réussi à protéger efficacement leur région et ont mis à l’abri leurs villes principales grâce à des tranchées et des lignes de front solidement tenues. Ce sont ces Peshmergas qui rythmeront notre voyage par leurs contrôles fréquents aux innombrables checkpoints militaires disséminés dans la région.
La suite de la visite de la ville est tout aussi paisible — mosquée, stade de foot, parc, la ville a beaucoup à offrir, c’est dense, beau, bien tenu et on est reçus chaleureusement à chaque étape.
Parcourir Hamilton Road, la fameuse, jusqu’à la frontière Iranienne
Cette route de 200 km construite entre 1928 et 1932 par le Néo-Zélandais Archibald Hamilton pendant l’occupation Britannique, avait pour vocation de connecter Erbil et Rawandiz à l’Iran. Elle est depuis restée célèbre car les territoires particulièrement inhospitaliers qu’elle traverse avaient poussé les architectes à dépasser les connaissances de l’époque et à créer un ouvrage toujours considéré comme une référence des années 20.
Se confronter à la contemporanéité de l’horreur
Amna Suraka était inscrit au sommet émotionnel de l’imaginaire touristique que j’avais projeté sur l’Irak lors de ma préparation à ce tour. Amna Suraka devait être un des temps fort de mon excursion car Amna Suraka concentre les trois ingrédients que j’aime tant rencontrer lors de mes voyages : des lieux fortement identitaires, du spectaculaire et une résonance profonde avec le monde actuel.
Amna Suraka est un nœud. C’est le fond d’une rivière sur lequel on s’appuie pour remonter à la surface après une trop longue apnée. Amna Suraka, ou la prison rouge, était une voie sans issue, une impasse sans retour pour des dizaines de milliers de personnes. C’est maintenant un lieu de construction identitaire, un lieu de renaissance par les cendres pour les Kurdes d’Irak. Amna Suraka autrefois siège du Mukhabarat, la police secrète de Saddam, est aujourd’hui un mémorial commémorant les 182 000 victimes majoritairement Kurdes disparues à la fin des années 80.
A mesure que je m’enfonce dans les travées obscures de cette prison morbide, des souvenirs refont surface. Je repense à mes visites d’Auschwitz, de Belgrade, d’Israël, de Soweto, de Sarajevo — le dispositif mis en oeuvre à Amna Suraka n’est évidemment pas unique au monde. Certes, peu après la disparition du bourreau, les lieux de massacre servent parfois comme ici de lieu de mémoire. Mais surtout ils constituent un élément structurant de construction identitaire.
Le rejet du bourreau, arabe, renforce une identité différenciante, Kurde, et y solidifie un sentiment d’appartenance parmi des individus qui y sont d’autant plus sensibles que la plupart ont perdu un proche pendant les massacres. Un storytelling de martyrisation suggère et alimente l’urgence de construction d’un état, indépendant, Kurde, et mobilise les forces, anéantit les divergences politiques afin de tout focaliser sur un rêve commun d’auto-détermination. Israël est un exemple extrême, jusqu’à l’absurde, de ce processus.
Profiter de la vie Kurde, profiter des Kurdes
Un voyage touristique au Kurdistan Irakien correspond pour de très nombreuses raisons aux vacances idéales :
Faire face à son incompréhension du monde au contact des Yézidis
Le Yézidisme est considéré comme une religion pré-zoroastrienne pratiquée par des Kurdes qui ne se seraient convertis ni à la religion de Zarathoustra lors des invasions Mèdes du IXe siècle av JC, ni à l’Islam lors des conquêtes arabes du VIIe siècle. Les Yézidis ont résisté à travers le temps pour maintenir leur singularité mais ont su modifier leurs pratiques pour se faire accepter par la religion dominante de chaque époque et éviter autant que possible les persécutions.
Ils ne se sont a priori pas suffisamment adaptés pour satisfaire l’extrémisme de l’EI. Sur une population d’environ 800 000 Yézidis aujourd’hui, vivant principalement en Irak, on estime que 400 000 d’entre eux survivent dans des camps de réfugiés. Ils se sont massivement exilés pour fuir les massacres lors de la bataille de Sinjar entre octobre 2014 et novembre 2015.
Quand je pénètre dans l‘enceinte de Lalish, j’ai conscience que cette exploration du lieu le plus Saint de la religion Yézidie revient à visiter le Vatican, La Mecque, Jérusalem…ou plutôt un de leurs ancêtres…ou bien peut-être un de leurs contemporains, mais d’une dimension parallèle. En fait je n’en sais rien parce qu’à vrai dire j’ai lu mille et une versions de la construction de cette religion et je n’ai rien retenu de très construit.
Visiter Lalish c’est accepter de ne rien comprendre. C’est accepter d’observer des rites dont on ne saisit pas le sens. Je connais mes limites sur le terrain spirituel mais cette visite de Lalish m’expose frontalement à un monde que je vois de mes propres yeux mais que je ne comprends pas.
Notre guide dépense beaucoup d’énergie à nous détailler leurs rites. Certains consistent à tourner plusieurs fois autour d’un assemblage de tissus et de palettes en bois. D’autres impliquent de nouer et dénouer des étoles autour de poteaux en ciment. Un autre se résume à lancer une pelote de laine sur un rocher accroché à un mur.
A mesure que notre guide Yézidi progresse dans sa narration rituélique je ressens mon incompréhension totale de ce que j’entends. Je comprends l’action concrète, factuelle, à réaliser mais je n’en saisis ni le sens ni la portée.
Je connais mes limites sur le terrain spirituel. Je suis ce Français typique élevé par une école Républicaine et laïque qui n’a pas éduqué religieusement ses ouailles tout en leur expliquant, depuis leur plus jeune âge, que Dieu existe — peut-être — mais que les Mathématiques c’est quand même beaucoup plus intéressant. Je suis ce Français très mal équipé pour parler de Dieu, de croyance profonde, de spiritualité. Je suis ce Français qui n’a jamais été préparé à considérer le territoire, l’espace, comme hétérogène car organisé selon une dichotomie séparant le sacré de ce qui ne l’est pas.
A mesure que je progresse dans les travées de Lalish je pense à mes limites que je connais si bien. Je pense à l’énergie que je dépense, sincèrement, laborieusement, pour les dépasser : je me documente, je me confronte à la religiosité, je lis les textes sacrés, je tente d’effacer ma rationalité pour laisser plus de place à la spiritualité. Et je me dis que jusque-là ce travail m’a aidé, un peu, lors de mes voyages. Car qui peut se dire voyageur s’il n’est pas capable de comprendre la religiosité d’un monde peuplé de 90 % de croyants?
A la sortie du temple, je suis interpellé par des soldats et des pèlerins qui souhaitent prendre une photo avec moi et ma demie tenue traditionnelle : j’avais trouvé amusant de me vêtir, pour l’occasion, du couvre-chef et de la veste Yézidies. On rigole tous ensemble, heureux et amusés de l’absurdité de cette situation. Je repense à mon incompréhension plus tôt dans l’obscurité du temple. Je me dis que je m’en fous, que j’accepte de ne rien comprendre, que si j’adore tant la complexité du monde et bien le mieux est encore d’accepter qu’elle soit parfois insaisissable.
Rentrer et reprendre une activité normale
J’avais 18 ans en 2003 quand la coalition internationale est partie en croisade pour apprendre les bonnes manières et la modernité à l’autre bout du monde. Je me souviens encore des longues heures passées devant la télé à observer les chars occidentaux filant pied au plancher à travers les plaines Irakiennes sans autre obstacle que les chars arabes vidés, abandonnés par l’armée de Saddam.
Dans la suite de 9/11 et de l’invasion de l’Afghanistan, cette épopée Irakienne, cathodique et abrutissante, racontée en direct live buzz par tous les journaux télévisés, constitue l’élément géopolitique majeur de ma génération. Les Français — chanceux —avaient eu droit en bonus à une leçon de charisme en découvrant Dominique de V. devenir un héros national par le simple fait d’expliquer à la terre entière à quel point il trouvait nulle cette idée d’invasion. Le résultat de la puissante et implacable politique étrangère Française ne tardait d’ailleurs pas à porter ses fruits : les Etats-Unis envahissaient l’Irak quelques semaines plus tard. Merci pour ce moment, Dominique.
Bref — depuis 2003, l’Irak ne nous a plus jamais quittés. Pas un jour n’est passé sans que le pays ne soit mentionné dans une discussion, à la une d’un journal, au cinéma. L’Irak nous a envahi et passionné, jusqu’à devenir le symbole de tout et de rien mais surtout de ce qu’il n’est pas. L’Irak nous a aveuglés. Alors partir là-bas c’était une façon de refermer tout ça et retrouver la vue. C’était l’occasion de continuer à essayer de déconstruire la façon dont on m’a appris à voir le monde.
Et quel meilleur endroit que le Kurdistan Irakien pour ce travail ? C’est un territoire occupé par un peuple qui ne partage ni la langue, ni la culture, ni les coutumes de ses voisins Turcs, Arabes et Iraniens. C’est un territoire Sunnite sans Etat Kurde mais sous tutelle d’un gouvernement Chiite, Arabe. C’est une identité en construction, écartelée à travers 4 pays mais qui prépare patiemment le terrain pour son auto-détermination. C’est un pays corrompu par le pétrole, la guerre, les agressions et les invasions.
Le Kurdistan Irakien est une leçon, une preuve par l’exemple que le monde est un véritable bordel. C’est une ode à la diversité, à l’inattendu et à la singularité. Le monde n’est pas universel mais varié, protéiforme, insaisissable et c’est une bonne nouvelle. En atterrissant à Roissy-Charles-de-Gaulle, le regard brumeux et les pensées encore embourbées dans mon périple moyen-oriental, je m’autorise à penser que je suis heureux d’avoir entrepris ce voyage, que la meilleure façon de ressentir la complexité de l’entité Monde est encore de l’observer sur le terrain, à pied. Je me dis qu’on peut l’appréhender également en accueillant cette complexité chez nous. A l’heure où des milliers de réfugiés frappent à nos portes, ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée de les considérer comme autant d’opportunités de nous métisser, pour mieux nous renforcer.
Tout ceci est bien compliqué alors je me contenterai plutôt d’aller explorer un autre nœud gordien, le monde n’en manque pas ! Les Loups Voyageurs proposent un tour dans la République autoproclamée du Somaliland. Il ne me reste plus qu’à expliquer ma démarche à mes proches.