Santiago du Chili, Jeudi 24 octobre 2019. Voilà plusieurs jours déjà que l’insurrection a éclaté, et que les affrontements entre civils et forces armées font rage. Concrètement et sans jeu de mot, la ville est à feu et à sang. Les chars de l’armée se sont installés dans les rues, les couvres-feux sont quotidiens et l’état d’urgence a été décrété dans tout le pays, par un Président devenu bien impopulaire.
Il est 5h30 du matin lorsque je me lève ce jour-là. Sur la pointe des pieds … Le soleil et les barricades dorment encore, je ne voudrais réveiller ni l’un ni l’autre. Le couvre-feu en place depuis la veille se termine. La ville est sage, la cordillère au loin émerge en silence. Entre la reprise de nos libertés et la levée du jour, le créneau est parfait.
C’est aujourd’hui que j’accomplis ce vieux rêve que j’ai depuis que je suis gosse, lorsque je voyageais le monde à travers les photos dans les magasines - et les histoires des explorateurs. Un rêve qui m’amenait sur l’île de Pâques, ce petit bout de terre mystérieux, gardien de bien des légendes et de statues énigmatiques, que je ne pouvais situer sur une carte il y a encore quelques mois. J’en suis si proche qu’aucune grève ni émeute ne peut désormais me freiner. Le vol Latam LA841 de 9h30 partira à l’heure, et parcourra les 3 760 km nous séparant de Rapa Nui.
Mais que sais-je réellement de l’île au moment d’embarquer ? Pas grand chose à vrai dire. Le bouquin que j’ouvre alors en précise la géographie : « L’île de Pâques forme, avec la Nouvelle-Zélande et Hawaii, le triangle polynésien. A mi-chemin entre le Chili et Tahiti, elle est l’île la plus éloignée de toute terre habitée, avec Tristan da Cunha dans l’océan Atlantique. »
Je réaliserai en vol que quelques kilomètres plus à l’Ouest et nous disparaîtrions du planisphère… pour réapparaître de l’autre côté. Ceci est la route de la partie cachée du monde, celle de derrière la carte. Celle qui permet le tour le plus spectaculaire : voguer vers l’Ouest… pour atteindre l’Est ! Mais attendez… Non ceci ne peut pas être. A moins que… Non, impossible ! Il est question d’un globe voyons ! Quelle absurdité.
L’annonce d’un atterrissage imminent me fait sortir de mon songe d’une Terre plate. Un dernier battement d’aile et… Voilà l’Ile ! Un triangle obscur - presque isocèle - assez petit pour pouvoir en distinguer les trois côtés. Attachez donc vos ceintures : deux siècles après Cook et de Lapérouse, voici le récit de mon (humble) exploration.
Ni caravelle ni chaloupe cette fois-ci. C’est par les airs que nous débarquons. L’avion tranquillement posé sur l’unique piste d’atterrissage de l’île, nous joignons à pieds le petit hall des arrivées. Sur le mur à l’entrée, un panneau indique deux directions, celle des vols en provenance de Santiago, et celle de ceux en provenance de Papeete. A l’intérieur, on affiche en photos la fierté d’avoir reçu Julio Iglesias. Sans doute l’aéroport le plus exotique que je connais. Et le plus chétif, j’ai pris bien des bus dans des gares plus gaillardes.
Mon sac récupéré sous la truffe du chien renifleur, on m’honore d’un collier de tiares. Désirée, qui s’occupe de la réception du camping dans lequel j’ai réservé un tente avec vue mer, m’accueillera avec un Iorana souriant. Elle porte une fleur dans les cheveux. Bienvenue en Polynésie chilienne !
Le Chili pour port d’attache, la Polynésie dans le style. Quelques heures à arpenter les rues de Hanga Roa suffisent à remarquer qu’il règne ici une atmosphère bien différente que celle du continent. L’horloge affiche deux heures de moins que celle de Santiago. Alors on prend le temps. Surtout pas de gestes brusques ! L’île est calme, l’atmosphère douce. Sur le terrain de football qui fait face à la mer, deux équipes se disputent gentiment la balle, sous le regard de quelques spectateurs restés sur le trottoir, et des cheveux longs sortant de l’eau la planche sous le bras. Tournant le dos à la mer, le regard plongé dans l’obscurité d’un soleil disparaissant dans l’horizon, un moaïmillénaire veille. Dans l’ombre de sa silhouette, de vieux monsieurs assistent également à la partie ; à leurs pieds, des chiens se font des bisous.
Le littoral de ce côté de l’île est parsemé de colosses de pierre comme celui-là, que les guerres de clans successives ont privés d’yeux. J’apprendrai qu’ouvrir les yeux d’un moaï permettaient à l’esprit de l’ancêtre représenté de pouvoir veiller sur ses terres et ses descendants. Le regard vide, ils ne peuvent désormais plus accueillir l’énergie spirituelle bienfaitrice, ni admirer le paysage ; ces landes verdoyantes au milieu desquelles vaches et chevaux sauvages se rencontrent, se tutoient et se chamaillent, ou bien encore ces champs de bananiers poussant curieusement au milieu de grottes de lave.
Quelle privation. Surtout que dans leur dos se joue une toute autre pièce. Celle des falaises volcaniques noirâtres noyant leur guibolles dans une mer bleue turquoise déchaînée, qui vient déposer aux pieds des demoiselles une écume immaculée. Au loin, des bandes d’oiseaux inconnus luttent face au vent pour venir me rejoindre.
Voilà le théâtre du bout du monde. Et moi je m’assoie au premier rang.
Le 4x4 tout poussiéreux que je louerai à une agence de la rue principale m’amènera plus tard sur ce qui est peut-être le site le plus spectaculaire de l’île : la carrière de Rano Raraku. D’ici ont été extraites presque toutes les statues de l’île. Celles restées sur place on été abandonnées là il y a bien longtemps déjà. Inachevées ou cassées dans leur acheminement vers ailleurs, elle forment à présent un paysage qui laisse cette image inoubliable dans l’esprit de tous. Ce sont des centaines de statues qui sont jetées là, dans tous les sens, à flanc de colline - reposant à genoux, face contre terre, ou la tête haute regardant vers le ciel. On dit que les ancêtres représentés scruteraient une partie du monde qu’ils contrôlent… Beaucoup d’entre eux n’ont que le buste pour partie apparente, et je me suis toujours demandé si les représentations leur prêtant un hypothétique corps enterré n’étaient que fantasmagories, ou si elles étaient justifiées. Elles le sont ! C’est tout un autre monde qui dort là-dessous, enseveli au fil des siècles par les tsunamis et les glissements de terrains.
Au-delà de ce champ d’icebergs rocailleux, j’ai souvent rêvé d’une terre qui abriterait dans l’ombre de ses statues tout un tas de génies, de druides et de fées, qui vivraient tous là, joyeusement, avec les vieillards et les cabots de tout à l’heure. Sirènes et narvals viendraient chanter près des côtes. En réalité ce que j’y ai trouvé n’est pas SI éloigné de ma fantaisie juvénile. Dans les grottes du Sud, les oiseaux dessinés sur les murs chuchotent secrètement leur désir d’envol à l’océan qui fait face, tandis que les pétroglyphes nichés sur le haut des falaises, isolés du visiteur, soupirent leur langueur au vent. Dans les cimetières sacrés, de grands totems de bois colorés discutent à voix basse du prochain voyage des âmes encore là - pendant qu’au Nord, quelques pierres magnétiques se chicanent avec les boussoles de passage. Sous les scellés d’une salle sombre, les tablettes de Rongo Rongo font de la résistance. Renfermant une écriture d’autrefois jamais déchiffrée, elles murmurent leur indiscipline à qui s’en approche d’assez près. Et au sommet du patriarcat, les volcans. Sentinelles postichées aux trois coins de l’île, certains abritent des lacs dont les profondeurs bavardent en cachette avec la mer.
Voilà la population silencieuse de Rapa Nui.
Le soir venu, les Tahitiens en vacances et les Chiliens du continent, plus bruyants, uniront les ukulélés et les guitares dans une réalité plus palpable. Les accords des balades polynésiennes et des musiques d’ailleurs se mêleront alors aux conversations du Monde d’à-côté, qui s’estomperont doucement, avant de s’évanouir dans une nuit sans étoiles.
Ainsi m’est donc apparue l’île de Pâques.
Vierge de palmiers et de plages de sable blanc, loin de l’image que l’on se fait des îles du Pacifique, elle sait comment stimuler la curiosité et l’imagination du plus grand nombre. Avec cette tendance à poser des questions plutôt qu’à apporter des réponses.
Et s’il est de nombreux cas dans lesquels l’ignorance suscite la peur, l’île a bien ce pouvoir d’attirer plus que de repousser, de passionner plus que de rebuter. On y va pour tenter d’en percer les secrets, pour l’interroger, et espérer qu’elle nous livre ses oracles.
Alors si l’un de ses génies cachés surgissait et nous accorderait un vœux unique, peut-être devrions-nous lui demander la formule suivant laquelle l’Inconnu stimule la fascination de l’étranger profane. Au bénéfice de toute l’Humanité.
Sébastien Gini.
Pour les photos: Instagram: seba_gi