Un sultanat dans la jungle
Kampong Ayer, une ville sur pilotis
Lorsqu’ils aperçoivent le client - l’homme
blanc qu’on guette à son air ébahi - les bateliers empoignent la quille
de leurs sampans en accéléré et s’approchent des rives l’index pointé au ciel.
Puis, virevoltant entre les escaliers et les bateaux voisins, ils se frayent
un chemin vers le chaland potentiel. Le doigt commence alors à tourner, épousant
le mouvement de rodéo qui décrit l’embarcation. Difficile de fixer son attention
sur un transporteur, le geste est répété par cinq, dix hommes à la fois, sans
un cri, sans échanger un seul tarif. Le ballet est serein, mais incessant, les
moteurs vrombissent et tranchent le fleuve. On suit de loin le flottement des
foulards colorés qui se confondent avec l’écume pour se perdre enfin au détour
d’un pont en bois. La fascination opère et la curiosité me rapproche de l’embarcadère
des water taxis qui dessert le centre commercial Yayasan.
Un couple de Coréens avec leur fille adolescente négocie une course. Les derniers
rayons de soleil colorent les façades du village sur pilotis de Kampong Ayer
face à Bandar Seri Begawan, la capitale et, en direction de la mer, l’orage
crépusculaire s’annonce déjà. C’est l’heure du retour pour les employés portant
leurs sacs du supermarché chinois du centre commercial. Les femmes qui arrivent
du wet market voisin se font aider par les bateliers pour charger leurs
cabas. L’œil d’un énorme rouget dépasse du panier tressé et partage l’étroit
filet avec une botte longue, mince et feuillue. La fille coréenne m’interrompt
en plein cadrage et m’invite à les rejoindre dans un tour fluvial d’environ
trente minutes. Les premières gouttes sont là, mais qu’importe, cela nous soulagera
de la chaleur humide de la journée.
Échange de sourires et le tambang (nom du bateau-taxi) démarre sec cognant
les vagues échappées de récentes traversées. Le groupe parle un anglais châtié
et fluide ; le prix discounté pour la ballade revient à 15 $dollars
de Brunei et, au lieu de payer ma moitié, la famille coréenne me réclame un
quart de la course, un tarif fixé par personne et non par « équipe ».
Appareils photos en main, le batelier contourne les maisons dans le sens des
aiguilles d’une montre : le village ancien, puis le nouveau, les différentes
mosquées, la vue de la capitale depuis l’autre rive, les écoles... Visiblement,
il se plaît à nous guider dans ces labyrinthes.
Je le questionne à propos de sa journée. Il répond que la plupart de son temps,
il le passe à transporter les habitants des deux côtés du fleuve. Kampong Ayer
a une population d’environ 30 000 habitants (soit la moitié de la
population de la capitale) et certains riverains possèdent leurs propres bateaux,
mais étant donné le prix modeste de la traversée (0,50 $ local), ils préfèrent
de loin le taxi fluvial. Les gens de Kampong sont en grande majorité des Malais
musulmans dont les ancêtres étaient artisans, pêcheurs ou serviteurs du palais
royal. Peu à peu, ils se sont convertis au taxi, faute d’un emploi dans l’administration
par manque d’études. Les métiers d’artisanat ont aussi déménagé et seuls certains
villages conservent leurs activités, telles la vannerie (des couvercles pour
nourriture très colorés, très représentatifs du Brunei, des nattes, des éventails
et des paniers tissés) ou la réparation des filets de pêche. Par décision du
sultan, les métiers les plus nobles comme le repoussage en argent, la création
d’objets en laiton ou le tissage sur métiers ont été transférés en face, au
Arts and Handicrafts Center, où désormais les élèves apprennent ces arts et
vendent leurs créations à la boutique.
On croise un bateau à rames qui vogue entre les canaux, une sorte d’épicerie
flottante remplie de fruits et légumes. Les femmes connues sous le nom de padian
et reconnaissables à leurs larges chapeaux tissés en palme se consacrent au
commerce alimentaire sur le fleuve. Abdul - ainsi s’appelle notre pilote -
nous parle du grand sens de l’entraide qu’ont les villageois entre eux, surtout
dans la préparation des cérémonies religieuses et des mariages. Au moment où
nous atteignons le palais du sultan, le plus grand palais résidentiel au monde
selon Abdul, des nuages de plomb couvrent entièrement la ville. On conclut alors
le tour du plus grand village sur pilotis au monde par une pluie battante qui
donne lieu à d’autres superlatifs, cette fois-ci, pour maudire le ciel.
Texte : Claudio Tombari
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