La grande expédition

Sur la ligne Rondônia

Claude Lévi-Strauss est fin prêt. Le voyage doit durer environ un an. Avec lui partent Dina, son épouse qui est elle-même ethnographe, le biologiste et médecin Jehan Vellard, l’archéologue brésilien Luiz de Castro Faria du musée national de Rio et onze équipiers chargés de s’occuper des chevaux, mulets et bœufs qui portent les membres de l’expédition, ainsi que des centaines de kilos de ravitaillement et de matériel. L’objectif est de découvrir des peuples inconnus.

La route choisie suit le tracé de la ligne télégraphique Rondônia. Celle-ci traverse le Mato Grosso de Cuiaba au rio Madeira. Des postes relais occupés par des employés oubliés de tous – la ligne n’a jamais vraiment fonctionné - sont susceptibles d’être autant d’étapes utiles pour l’expédition. Cette dernière avance péniblement dans une savane semi désertique, ponctuée de termitières et de taillis épineux. Seule une inquiétude trouble l’ennui de l’équipe : les Indiens Nambikwara, que Lévi-Strauss veut rencontrer, ont, il y a peu, massacré plusieurs personnes.

Les hommes nus

Ouf ! Le groupe de Nambikwara qui croise la route de l’expédition n’est en rien agressif. Lévi-Strauss tombe même sous le charme de ces hommes et femmes qui vivent dans le plus grand dénuement, au sens propre comme au figuré. Ils ne sont pas loin de correspondre à l’idéal du « bon sauvage » qui a tant fait rêver les lettrés européens. Ils semblent n’exister que pour l’amour, l’amitié et le rire.

C’est évidemment un peu court de le dire ainsi, mais ce n’est pas éloigné de la réalité vécue par Lévi-Strauss (le récit détaillé de cette rencontre se trouve dans Tristes tropiques). Cela dit, l’ethnologue commence à ressentir les effets d’une certaine routine : « Je me sens devenu bureaucrate de l’évasion. » Encore n’a-t-il pas le désagrément d’être malade comme ses compagnons de route – son épouse est d’ailleurs rapatriée. Et l’on s’étonne qu’il ait atteint les cent ans !

Où l’on atteint l’Amazonie

Le changement de paysage est complet lorsque Lévi-Strauss quitte le Mato Grosso et parvient au rio Machado. Ici commence la forêt amazonienne. L’ethnologue est une fois de plus ébahi par la nature exubérante qui l’entoure. En revanche, lorsqu’en voguant en pirogue au fil de la rivière, il découvre les Indiens Mundi, il est agacé par le fait qu’aucun membre de l’équipe ne soit capable de trouver le moyen de dialoguer avec ce peuple rare.

LQuelque peu frustré, le groupe poursuit sa route à travers la forêt et rencontre des Tupi-Kawahib. Ces derniers font partie des descendants des Indiens des côtes brésiliennes chassés par les colons au cours des siècles précédents. Comme il a déjà eu l’occasion de le noter, Lévi-Strauss constate que les Indiens du Brésil sont condamnés à voir leur nombre diminuer ou à se fondre dans le reste de la population.

Brésil, acte final

Le voyage se termine en janvier 1939. Lévi-Strauss est harassé. Il vient de vivre une formidable aventure, doublée d’une mission scientifique de grande valeur, mais il est heureux d’en avoir fini. Cependant, son retour à São Paulo n’est guère réconfortant. Victime d’une cabale comme les universitaires en ont le secret, il est amené à quitter le Brésil dans l’amertume.

Le voici à Paris en mars. Il commence à écrire un roman à la Conrad. L’intrigue raconte comment un aventurier sans scrupules parvient à faire fortune. Pour cela, il fait enregistrer un message qui, dans leur langue et via un phonographe, donne l’ordre aux Indiens qu’il rencontre de lui offrir trois noix de coco chacun, car il est dit que cet homme est un dieu… Le titre en est Tristes tropiques. Dans l’ouvrage qui paraîtra une quinzaine d’années plus tard sous ce nom – seul élément sauvé du projet ! -, ce qu’on lira sera de la bonne littérature, mais pas du roman.

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