En cargo vers New York
Au milieu de l’Océan
Ce matin, en allant à la salle à manger, il y avait sur le tableau noir : " Retard 1 hour ". Un autre avantage d'arriver à New York en bateau, c'est que nous ne ressentons pas de décalage horaire. Six heures de différence que nous retirons progressivement sur six jours différents en venant d'Europe. Notre position d'aujourd'hui : 35 57,5 N / 016 15,0 W. Le vent a forci. Ce ne sont pas les quarantièmes rugissants, mais nous sentons que l'Atlantique n'est plus la Méditerranée. Cela reste, tout de même, très supportable. Et, comme pour compenser, nous avons un grand ciel bleu.
Tant pis pour les nuages dont je pouvais deviner les formes. Il faudra que je m'occupe différemment. Je vais d'ailleurs avec René à l'avant monter mon hamac. L'endroit est idéal. L'un des meilleurs du bateau avec pour spectacle, l'horizon. Le tangage du bateau me berce sans que je n'aie à faire le moindre mouvement avec mon pied. Un luxe que j'apprécie, le comble de la paresse. Nous discutons un moment. Je lui parle de son pays natal, les Philippines, et de ce que j'en ai appris en géographie. Il me parle de l'économie très mauvaise et de ce secteur qui offre tant d'emplois pour eux : la marine. Puis, nous abordons les conditions de vie rudes à bord, l'éloignement de la famille. Sur une note plus positive, la volonté de revenir un jour définitement au pays, une fois assez d'argent de côté.
Journée bien tranquille. Je m'accoutume à la lenteur du bateau. Le temps n'a plus cours. Je perds la notion de l'espace. Ici, la distance se traduit en jours. Plus on va loin, plus ça prend longtemps. Cela fait cinq jours que je suis à bord ; il nous reste six jours de traversée. Les journées sont ponctuées maintenant par une série d'événements plus que d'horaires, peu significatifs en mer. Lever, petit-déjeuner, déjeuner, dîner, nuit. Entre les repas, du temps libre à occuper : je prends beaucoup de photos, j'écris, je lis, je discute, je rêve, je dors, je ne fais rien, je réfléchis, je marche. J'utilise aussi beaucoup mes jumelles pour tenter d'observer des dauphins. Jusqu'ici, j'en ai vu cinq. Je crois que c'est Nicolas Bouvier qui disait " fainéanter dans un monde neuf est la plus abondante des occupations ". J'en prends réellement conscience ici, en plein milieu de l'Atlantique !
Aujourd'hui, j'ai pris conscience de deux nouvelles choses. L'Atlantique est vraiment vide et la terre est petite, tandis que la mer, elle, est vraiment grande.
La journée est ponctuée par le passage des Açores. La mer est d'un calme qui m'étonne. Le vent est tombé à force 2. Nous sommes au milieu de l'Atlantique et l'océan est aussi plat qu'un lac. Cela me ravit. Je passe la journée en maillot de bain, entre ma chaise longue et mon hamac, éveillée ou non. Je lis tout un guide littéraire sur New York qui me passionne. Paul Morand, William Irish, Paul Auster, Truman Capote m'entraînent dans une promenade intellectuelle de Downtown Manhattan à Harlem. Physiquement, notre position géographique est 36 45,5 N / 029,57,5 W. Notre vitesse est régulière : 19,24 nœuds de moyenne. 481 milles parcourus au cours des dernières 24 heures. Très beau coucher de soleil. Je suis montée à la passerelle ce soir. J'ai utilisé pour m'amuser le téléphone satellite. Nous sommes au milieu de nulle part et cela me fait plaisir d'embrasser mes parents. Communication exceptionnelle, aucun écho. Je trouve cela tout à fait génial. J'ai pris quelques nouvelles des uns et des autres. Ce serait tentant de revenir tous les jours devant ce poste. Mais est-ce vraiment nécessaire ici et maintenant ? Non.
Texte : Sibylle Eschapasse
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