Non, non, pas de ça, Lisette ! Si vous avez cliqué sur ce lien en espérant trouver du graveleux, vous vous êtes trompé d’adresse. Désolé, ce n’est pas mon genre. Simplement, comme j’ai vu qu’il existait sur le forum une rubrique “culture” qui reçoit un message tous les 36 du mois, j’ai voulu y apporter ma modeste contribution. Pour les cochonneries, allez voir ailleurs.
La Thaïlande, plus modeste que l’Égype, ne subit pas 10 plaies, mais au moins deux, non des moindres, et toutes deux fort néfastes aux cultures : les inondations et la sécheresse. Dans les temps anciens, les inondations étaient principalement l’affaire du roi. Au mois de novembre, période de la moisson, lorsque le Chao Phraya était en crue et menaçait de détruire les récoltes - entraînant la famine dans le pays -, le souverain remontait le fleuve, à la tête d’une immense procession de bateaux, et ordonnait fermement aux eaux de se retirer. Cette cérémonie se nommait “laï nam”. Malheureusement, ça ne marchait pas à tous les coups ; certaines années, les eaux rebelles refusaient d’obéir aux royales injonctions, et le prestige du monarque s’en trouvait considérablement altéré. C’est pourquoi la cérémonie fut peu à peu abandonnée. La dernière aurait eu lieu en 1831, sous le règne du roi Mongkut (Rama IV).
Et la chatte, demanderez-vous ? Patience, j’y viens.
Fragile équilibre donc, depuis toujours, entre trop d’eau et pas assez d’eau, équilibre aujourd’hui très compromis par le réchauffement climatique, la déforestation, et l’urbanisation galopante (et anarchique). Pendant que les touristes se demandent avec inquiétude s’il va pleuvoir au mois d’août, beaucoup de Thaïlandais se demandent avec inquiétude s’il va continuer à faire beau. La sécheresse de 2015 était mémorable, celle de 2019 promet de battre tous les records, et elle frappe à présent tout le royaume, du nord au sud, à des degrés divers, et avec une acuité critique dans l’Isan. Les réservoirs et les rivières sont à sec, certaines municipalités sont contraintes d’imposer des rationnements, même pour l’eau du robinet, les rizières qui devraient être en ce moment d’un beau vert lumineux commence à jaunir, beaucoup de récoltes sont d’ores et déjà perdues, on les moissonne pour nourrir le bétail. Pertes sèches - c’est le cas de le dire - pour les agriculteurs.
Et la chatte, demanderez-vous ? Patience, j’y viens.
La technique du “fon thiam” (ensemencement des nuages) fut largement utilisée en 2015, avec des résultats mitigés. Il s’agit de faire pénétrer dans les nuages des produits (essentiellement neige carbonique, iodure d’argent et sel) destinés à provoquer une réaction chimique accélérant la croissance des gouttelettes. Trop petites et trop légères, elles restent dans les nuages. Plus lourdes, elles tombent en pluie. On peut ensemencer les nuages avec des avions ou avec des fusées, mais encore faut-il qu’il y ait des nuages, et qu’ils soient en couches suffisamment épaisses pour qu’on puisse espérer de l’opération quelques résultats significatifs. Malheureusement, cette année, ce n’est pas le cas.
Et la chatte, demanderez-vous ? Patience, j’y viens.
Une stratégie d’aménagement du territoire et de gestion des eaux, nommée le “Bang Rakam Model”, du nom d’un district situé près de Phitsanulok, fut tentée en 2012 sous le gouvernement de Yingluck Shiwanatra. Elle se proposait de répondre à la fois aux problèmes d’inondations et de sécheresse dont souffrait particulièrement cette région. Drainage des marais, creusages de canaux et constructions de réservoirs, les résultats furent assez concluants. De son côté, le roi Phumiphon (la romanisation “Bhumibol” me paraît aberrante) imagina le projet “Kaem ling” (“joue de singe”). Il avait remarqué que les singes stockent les bananes dans leurs joues, et les mangent petit à petit à mesure qu’ils ont faim. L’idée générale était simple : récupérer les eaux de pluie torrentielles des moussons dans des bassins de rétention pour éviter les inondations, et les utiliser lors des périodes de sécheresse. Mais tout cela coûte fort cher et seuls quelques sites bénéficient de ces structures.
Et la chatte, demanderez-vous ? Patience, j’y viens.
Dans l’Isan (et sans doute dans d’autres régions), les paysans prennent leur destin en main. Ne pouvant compter ni sur l’ensemencement des nuages, ni sur les bassins de rétention, ils s’adressent directement au ciel, et c’est là qu’intervient la chatte. Dans les traditions populaires, le chat - peut-être justement parce qu’il n’aime pas l’eau - semble entretenir des relations particulières avec la pluie. Chez nous, on dit qu’un chat qui se passe la patte derrière l’oreille annonce une averse (à ce propos, ne pas manquer de lire aux enfants “La patte du chat”, le délicieux conte du Chat perché de Marcel Aymé). En Thaïlande aussi, les dons du chat en ce domaine sont mis à contribution lors de la cérémonie traditionnelle du “Hae nang maeo”, littérament “procession de la chatte” qu’on organise toujours lorsque la sécheresse devient trop importante, et c’est le cas en ce moment.
Pour pratiquer le Hae nang maeo, il faut donc une chatte, mais attention, pas n’importe laquelle. Pour respecter la tradition, il faudrait que ce soit une chatte sisawat, (dite “chatte de Korat”, magnifique félin d’une belle couleur bleutée ou noire, de plus en plus rare, hélas). On fabrique une cage en rotin, on y enferme le matou, on suspend la cage à une perche en bambou que deux hommes prennent chacun par une extrémité et portent sur l’épaule, et, accompagnés par une joyeuse procession qui rit, chante et danse, on va promener la cage dans les rues du village et faire mouiller la chatte. Sur le passage du cortège, les villageois arrosent copieusement la cage, de façon à faire miauler la pauvre bête, et ils récitent la petite prière : “Ma ke peng nang maeo, ma pen sum pen thaeo”, etc, et ils chantent : “Nang Maeo Oi, Ko sao hai ne”, tout cela signifiant à peu près : “Chatte, petite chatte, fait venir la pluie, s’il te plaît”, etc. et la chatte miaule désespérément, les dieux l’entendent, et comme ce sont des dieux bienveillants, ils libèrent les eaux du ciel et les récoltes sont sauvées.
Les amis des bêtes ont protesté, trouvant qu’il était aussi cruel de mouiller une chatte pour la faire miauler que de mettre une nacelle à un éléphant pour lui faire balader des touristes ébaubis. Ils ont été entendus, c’est pourquoi l’on met désormais des chattes en peluche ou en matière plastique dans les cages (d’autant qu’il devient difficile de trouver des chattes sisawat). Le résultat est évidemment décevant. D’une part, on gaspille de l’eau en arrosant la cage, alors qu’on n’en a déjà pas beaucoup. D’autre part, comme la chatte en peluche ne miaule pas, les dieux n’entendent rien et ne font pas pleuvoir. C’est ballot.
Pour compléter mon propos, je dois mentionner un accessoire fréquemment utilisé lors des hae nang maeo : le “palatkhik”, en parfaite harmonie avec la chatte. Il s’agit d’un phallus stylisé, généralement en bois, symbole de fertilité originaire d’Inde. Il en existe de toutes les tailles, depuis quelques centimètres jusqu’à plusieurs mètres, les meilleurs semblant être les plus imposants - aux yeux des chattes, tout au moins, qui s’y frottent avec volupté.
Et quelques vidéos pour se mettre dans l’ambiance :
Et malgré tout ça, il y en aura toujours qui iront passer leurs vacances dans des îles bétonnées et seront persuadés d'avoir vu la Thaïlande. Ah là là !Cordialement.